En amont même de la grande première dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, cette 77e édition a connu quelques rebondissements qui en font aussi l’ADN. On le sait, le Festival d’Avignon concentre bon nombre de regards chaque année et se place ainsi au cœur de l’attention internationale, de manière plus ou moins bienveillante. Pas de polémique sur le choix de l’affiche cette année (celle choisie pour la dernière édition d’Olivier Py était à l’origine de débats animés), mais une programmation qui aura au moins eu le mérite d’alimenter les conversations.
Retour en juin, un mois avant que les trompettes de Maurice Jarre résonnent pour la première fois de l’été dans la cité des Papes. On apprend que le spectacle Les Émigrants, en création à la Comédie de Genève, ne verra pas le jour. Son metteur en scène, Krystian Lupa, pourtant très attendu sur la scène avignonnaise, est au coeur de la tourmente. Visé par des témoignages qui pointent du doigt un comportement inapproprié à l’égard de ses équipes, l’artiste et son spectacle sont écartés de la programmation, une absence tant bien que mal remplacée par Dans la mesure de l’impossible créé un an plus tôt par le directeur lui-même, à la Comédie de Genève. Et voilà que le festival souffle sur ses propres braises, laissant tout loisir aux commentateurs griffus de remuer le couteau dans la plaie fraîche.
Il faut dire que toutes les conditions sont réunies, la première de Tiago Rodrigues étant scrutée à la loupe depuis des mois, comme chacun des événements qui marqueront cette édition, à l’instar de la grande soirée d’ouverture dans la Cour d’honneur. Quelques jours après la mort du jeune Nahel sous un tir policier, ce qui devait par coutume se dérouler comme un jugement impitoyable de la pièce Welfare de Julie Deliquet tourne au débat politique alors qu’une minute de silence, bien loin de faire l’unanimité parmi les spectateurs présents, est demandée. Le Festival d’Avignon n’a pas encore tout à fait commencé qu’il coche déjà toutes les cases attendues.
Et si cette étroite corrélation entre la scène et le monde extérieur n’a rien de bien nouveau, d’autant qu’elle permet précisément et précieusement de créer un pont essentiel entre le théâtre et la société, c’est sur un plan bien plus effrayant que s’est clôturée cette 77e édition. Avec Carte noire nommée désir, Rébecca Chaillon et son équipe ont fait les frais d’une haine de l’autre que l’on sait latente et qui a éclaté cet été sous une forme particulièrement violente. En proposant une performance sans concession qui interroge l’héritage des femmes afrodescendantes dans notre société, les artistes ont fait l’objet d’agressions verbales et physiques durant leur séjour avignonnais, mettant au jour un racisme profondément ancré que le théâtre n’est de toute évidence pas parvenu à canaliser.
Bien sûr, ces quelques événements clés ne sauraient résumer à eux seuls l’intégralité de ce Festival d’Avignon, par ailleurs très riche d’un point de vue artistique et éditorial. On pense à la réouverture de la Carrière de Boulbon, au travail de diversification des disciplines et de renouvellement des publics, à la grande place faite à un théâtre dit du réel, à l’élargissement vers un spectacle international, ainsi qu’à toutes les rencontres et découvertes que permet précisément ce cadre d’exception. Mais il est de toute évidence inutile et insensé de chercher à se défaire de tout ce que le festival, comme bien d’autres manifestations à leurs échelles respectives, soulève de problématiques et de mise à nu d’une société à laquelle il est, par nature, intrinsèquement lié.