Plus de trente ans après sa disparition, Beckett continue de rendre complexe le travail de critique. Non pas parce que ses écrits ou ses mises en scène sont dénués d’intérêt, loin s’en faut, il figure même parmi les dramaturges qui font encore couler le plus d’encre. Mais par sa rigueur d’écriture qui, si l’on veut en saisir toute l’essence, nécessite une confiance aveugle au texte et une liberté un tantinet limitée en termes de mise en scène.
Que reste-t-il alors aux artistes qui, comme Alain Françon, souhaitent porter devant le public l’une de ses œuvres ? Il leur reste tout ce qui n’a pas été écrit, ou pas totalement, à commencer par la scénographie. Beckett fait mention d’une route à la campagne, d’un arbre sur lequel pousseront bientôt quelques feuilles, d’une pierre, d’une lune qui monte et s’évanouit… Voilà pour les quelques éléments-clés. Tout le reste n’est que suggéré dans les propos et les didascalies du texte.
De ce squelette, charge au scénographe ou au décorateur (ici Jacques Gabel) d’en décliner la chair et le derme. Ainsi le public se retrouve plongé dans une esquisse au fusain, presque en négatif. En guise de fond de scène, un ciel noir balayé de traînées blanches. Au sol, des traces, comme témoins d’une scène qui se rejoue à l’infini, viennent aussi blanchir le plateau. De chaque côté, les entrées et sorties de scène sont également marquées d’empreintes à la craie. Rien ici n’est nouveau, tout a déjà eu lieu, et Godot qui ne vient pas…
Les maquillages et costumes sont, eux aussi, conçus au service d’un travail approfondi et homogène de l’esthétique. Les vêtements, usés par le temps et couverts de poussière, sont portés par des personnages aux visages ternis, aux traits creusés, affaiblis dans leur apparence comme ils le sont dans leurs mots.
Ainsi nous touchons du doigt un autre pan de la liberté qu’offre la mise en scène d’un Beckett, qui tient aussi, nécessairement, dans le jeu et la présence des comédiens. Quiconque a déjà lu l’auteur le sait, et ce Godot, précisément, en est l’exemple même : tout est écrit, millimétré, dirigé par la main du dramaturge, que Françon suit à la lettre. Chacun des gestes, des pas, des regards, des silences, est composé avec la plus grande précision. Le respect de cette partition tient déjà d’un extraordinaire travail de comédien, mais le metteur en scène parvient à lui donner un ton, un sens à l’insensé.
Le duo Vladimir et Estragon, respectivement campé par Gilles Privat et André Marcon, fonctionne comme un clown et son auguste. De leur binôme s’extrait une dimension évidemment comique par leurs répliques absurdes au rythme effréné, mais celle-ci sert avant tout une tendresse, une nostalgie et une détresse qui touchent juste. Le grandiloquent Pozzo et sa voix de stentor (Guillaume Lévêque), traîne quant à lui au bout d’une corde un Lucky comme un pantin aux ficelles éraillées, dont l’improbable tirade rend honneur à son interprète Éric Berger. Antoine Heuillet, enfin, joue un Garçon plus vrai que nature, et complète à merveille cette belle distribution.
En somme, puisqu’il a déjà tout été dit de ce texte, que dire aux spectateurs qui n’ont pas encore vu cette création ? Que les beckettiens trouveront dans cette création un travail pointilleux en respect de l’œuvre du dramaturge, comme un retour au temps de son écriture. Qu’il serait erroné de s’attendre à une comédie quand, en dépit de ses ressorts éminemment comiques, la version de Françon fait justement ressortir tous les vains espoirs, la noirceur humaine et les vices qui l’accompagnent. Dire enfin qu’il est trop rare de voir un Beckett pour ne pas goûter son plaisir à le découvrir dans sa forme la plus essentielle.