Les lettres majuscules du titre s’imposent autant que le silence choisi par Antigone en réponse au monde qu’on lui destine. De toute façon, si sa parole était audible, elle serait immédiatement raillée et étouffée par celles et ceux qui décident : les adultes. Les innombrables versions du mythe l’ont déjà prouvé, donc autant ne rien dire, tenter d’observer ce qui vient et chercher sa place. Dans TAIRE, Tamara Al Saadi ne se contente toutefois pas de s’emparer du récit millénaire de cette ado que les poètes se plaisent à présenter comme rebelle. Dans sa version, le destin de la fille d’Œdipe croise celui d’Eden, confiée à l’Aide Sociale à l’Enfance en raison de l’incapacité de sa mère biologique à l’élever. Des siècles ont beau les séparer, les deux jeunes filles sont confrontées au même dilemme : se conformer aux décisions des autres ou prendre possession d’une vie censée leur appartenir.
Ce jeu qu’on leur impose n’est pourtant pas le leur. Il répond à des règles qu’elles ne reconnaissent pas et qui s’inquiètent bien peu de ce qu’elles en pensent. Alors Tamara Al Saadi leur offre un plateau sur lequel s’expriment toutes les libertés. Ici la colère, la frustration ou la douleur ont autant leur place que la poésie et la communion. Ici, surtout, les jeux d’enfants peuvent remplacer ceux des grands. Après tout, les bruitages de cinéma d’Éléonore Mallo et les costumes façon déguisements de Pétronille Salomé suffisent peut-être à tenir le monde des adultes à distance.
Toujours est-il que, dans son approche dramaturgique autant que dans la scénographie qu’elle partage avec Jennifer Montesantos – qui signe par ailleurs une épatante création lumière –, l’autrice et metteuse en scène fait du plateau son propre terrain de jeu. Elle choisit ainsi de fabriquer son théâtre à la vue du public, maîtrisant néanmoins avec précision ce qu’elle montre et ce qu’elle dissimule. Les lumières aidant, elle conçoit de la sorte un espace où se mêlent les ombres et les corps, donnant lieu à quelques tableaux d’une esthétique douce et marquante. Au gré de ces images, des musiques, des sons et des chants qui rythment habilement la représentation, TAIRE s’agrémente d’effets judicieux qui concourent à lui donner une belle puissance collégiale.
Par-delà le sensible, c’est aussi par la rencontre qu’elle provoque entre ses interprètes, que Tamara Al Saadi donne écho à son texte. Là encore, la notion de jeu est primordiale et permet d’aller chercher, parfois jusque dans les extrêmes, de quoi faire ressortir la justesse du drame. Car malgré la douceur et les rires salvateurs, tout dans TAIRE ramène à son propos : une jeunesse de tous temps écrasée par le poids des lois qu’on lui impose sans aucune considération. Que les destins parallèles d’Eden et Antigone finissent ou non par se croiser importe finalement peu, tant les contraintes paraissent les mêmes d’une époque à l’autre.
Seuls semblent évoluer les moyens de résister ou de s’insurger, quoique l’on finisse toujours par respirer grâce à l’art et à la poésie. Qu’ils appartiennent aux écrits millénaires, au langage urbain ou à la pop culture, les mots et les images éclatent ici avec un sens profond, souvent violent, comme ultime échappatoire. Dans la gorge muette d’Antigone et dans ce qu’on ne montre pas, leur absence est plus poignante encore. Tamara Al Saadi signe avec TAIRE une pièce puissante et brillante, dans sa théâtralité comme dans son écriture.
TAIRE
Création 2025 – Théâtre Dijon Bourgogne
Vu à La Criée – Théâtre national de Marseille
Texte, mise en scène et scénographie Tamara Al Saadi / Jeu Manon Combes, Ryan Larras, Mohammed Louridi, Eléonore Mallo, Bachar Mar-Khalifé, Fabio Meschini, Chloé Monteiro, Mayya Sanbar, Tatiana Spivakova, Ismaël Tifouche Nieto, Marie Tirmont, Clémentine Vignais / Musique Bachar Mar-Khalifé et Fabio Meschini / Bruitage Eléonore Mallo / Assistanat à la mise en scène Joséphine Lévy / Collaboration Artistique Justine Bachelet / Chorégraphie Sonia Al Khadir / Création sonore et musicale Bachar Mar-Khalifé, Eléonore Mallo, Fabio Meschini / Création lumière & scénographie Jennifer Montesantos / Costumes Pétronille Salomé / Assistanat à la lumière et régie lumière Elsa Sanchez / Assistanat au son et régie son Arousia Ducelier / Régie Plateau Sixtine Lebaindre
Du 29 janvier au 7 février 2025 : La Criée – Théâtre national de Marseille
Du 5 au 8 mars 2025 : Théâtre national de Nice
Du 13 au 14 mars 2025 : Châteauvallon-Liberté (Toulon)
Du 20 au 21 mars 2025 : Espace 1789 (Saint Ouen)
Du 26 mars au 6 avril 2025 : Théâtre Gérard Philipe (Saint-Denis)
Du 1er au 5 octobre 2025 : Théâtre du Jeu de Paume (Aix-en-Provence)