Dans une scénographie toute en noir et blanc s’étire sur le plateau un damier en relief qui joue déjà sur les perspectives. En fond de scène, les reproductions en deux dimensions d’un zèbre et d’un tigre blanc instaurent une ambiance de nature sauvage, présente bien qu’effacée, menaçante autant que menacée. À l’avant-scène, un buste posé sur son piédestal tourne le visage où bon lui semble, participe à sa manière à l’action qui se joue, à laquelle il prendra finalement une part primordiale. Des cintres, enfin, pendent un lustre d’une autre époque et la corde, encore vide, d’un pendu.
Dans ce décor, qui nous rappelle quelques grandes œuvres du surréalisme en peinture ou certaines scènes de cinéma sous la direction de Tim Burton, c’est une étonnante histoire de la race humaine qui se joue. Fantasmé ou réaliste, dans cet antre de l’illusion aux images parfois vaporeuses, ce récit est avant tout un constat sociétal, non dénué d’une dimension écologiste qui, à défaut d’être subtile, est amenée avec une belle pertinence.
On ne peut pas regarder en face ce qu’on essaie d’éviter
Au sein de ce monde qui n’appartient ni au rêve ni à la réalité, l’eau semble ne pas manquer, à tel point qu’on l’utilise à foison pour accompagner, souligner ou contester les moindres mouvements. Armés d’un pulvérisateur, les interprètes jouent ainsi avec ce liquide, si précieux à notre regard, et en font tantôt le symbole de la violence, tantôt celui du réconfort ou encore de la fête. Mais jusqu’à un certain point, chacun de leur geste est soumis à l’approbation du buste scrutateur qui se meut et s’exprime avec parcimonie autant qu’avec autorité.
Ce faisant, cet objet par nature inanimé prend un rôle de puissant, de décideur, de patriarche aussi – on en vient même à l’appeler « Daddy ». Mais les règles ne sont-elles pas faites pour être bousculées et les ordres contredits ? C’est aussi cette dimension de désobéissance qui se lit dans la pièce de la compagnie Carte Blanche, qui prend la figure de l’échiquier, où tout semble bien rangé et imperturbable, et l’utilise précisément à contre-emploi. Elle lui ajoute du relief et le transforme en une scène de l’illusion, de l’inconnu, de la liberté. N’est-ce pas en modelant notre façon de voir les lignes que celles-ci se mettent à bouger ?
Car il est beaucoup question, dans Sovaco de cobra, de ce qui nous est autorisé et de notre comportement que cela implique. Dans le grand surréalisme de l’action, les interprètes cherchent un moyen pour, si ce n’est avancer ensemble dans la même direction, au moins être ensemble en faisant fi des inspirations de chacun. À travers cette dynamique, Lander Patrick interroge aussi le groupe par rapport à l’individu, donnant en définitive à l’un plus de pouvoir qu’à l’autre.
Il devient vite question de voir comment s’imagine une société, comment elle s’organise et comment elle peut être en danger. Couronner les rois avant de les pendre, jeter aux oubliettes les images des puissants misanthropes… des actions fortes décidées en groupe et qui ramènent finalement au point de départ, où tout reste à réinventer, mais de quelle manière ?
Là d’où je viens, il y a plus d’une façon de lire la carte
En abordant toutes ces thématiques aux sens lourds, la compagnie Carte Blanche nous sert pourtant une pièce pleine d’énergie et d’optimisme, avec un soupçon de rêve bienvenu. Les interprètes sont épatants de technicité et portent avec brio cette chorégraphie millimétrée. Nous gardons en mémoire une scène étincelante, très visuelle, qui révèle dans une obscurité totale un travail extraordinaire de synchronisation.
Au cœur de cet univers qui emprunte à tout et ne ressemble à rien de connu, la pièce Sovaco de cobra (littéralement « aisselle de serpent »), propose sur scène ce que son titre évoque : une accumulation d’éléments a priori sans sens commun pour un résultat qui, par un simple effort d’imaginaire, devient l’évidence même. Un spectacle à voir sans hésiter.