Nous n’avons pas encore passé les portes du théâtre, celles avant lesquelles rien n’est censé commencer tout à fait, que nous entendons et ressentons déjà les vibrations de la musique qui s’échappe des enceintes. Au plateau et dans la salle, la fête bat son plein tandis que les six interprètes invitent le public à danser, à crier, à applaudir, à jouir simplement de la vie telle qu’elle se présente. L’ambiance est brûlante, les corps et les visages expressifs, c’est une célébration de l’instant dans laquelle chaque individu à sa place. La joie d’être sur scène ou celle de partager un moment de fête avant que les choses sérieuses s’engagent véritablement.
Derrière le divertissement insouciant que l’on veut nous montrer, il y a pourtant un lourd bagage, imposé par une société qui marginalise quiconque ne rentre pas dans les cases. En Europe, le sujet s’est presque banalisé, mais lorsqu’il est pris à bras-le-corps par Nadia Beugré, alimenté par les rencontres entre la chorégraphe et les « folles » d’Abidjan, l’approche se fait soudain plus profonde, plus sensée, plus touchante aussi.
La fête, oui, mais à quel prix ? Dans un aller-retour constant entre la représentation et l’introspection, les six créatures queer dégenrées qui habitent le plateau alternent entre expansivité et discrétion, entre le désir de briller en solo et la nécessité d’une solidarité commune. Systématiquement au point d’impact entre deux contradictions, elles mettent précisément le doigt sur ce qui les a construites et qui fait irrémédiablement partie de leur ADN.
Dans cet héritage, il y a aussi les moments de doute, les renonciations, les humiliations parfois. De l’animal soumis et obéissant que l’on attend d’elles, dans une vision archaïque de l’humain que l’on devine derrière l’orchestration de la musique qui s’échappe désormais des haut-parleurs – trop classique pour elles –, elles deviennent peu à peu sauvages, dominantes, libres et se donnent corps et âme à la pop et au reste, sans étiquette, à l’instinct.
Se détacher du cadre qu’on a voulu leur imposer, voilà finalement le but que poursuivent les interprètes au plateau, dans leurs mots comme dans leurs gestes, comme des centaines d’autres le font au même moment, dans le réel du quotidien. Car en dépit des quelques chaises en plastique blanc et des pans de tissus colorés et pailletés qui pendent des cintres et nous évoquent les rues de Côte d’Ivoire, c’est ici en lieu sûr que Beyoncé, Canel, Jhaya Caupenne, Taylor Dear, Acauã El Bandide Shereya et Kevin Kero évoluent, s’émancipent et s’assument, révélant par ailleurs le propos de Nadia Beugré qui met au centre de l’attention ce qui est en marge ailleurs.
Impossible, dès lors, de se détacher du contexte dans lequel s’est conçu Prophétique, tant celui-ci est profondément ancré dans la forme qui nous est proposée. On y ressent tout le désir d’être et de faire, bien que celui-ci passe parfois par l’évidence des images et des paroles ou par des rythmes trop étirés. Mais chacun des éléments, de l’entrée en salle au salut, est au service d’un spectacle du sensible et de la sincérité, dans un cri salvateur de liberté qui mène inexorablement vers la fête. Puisqu’on est déjà né.es, autant le célébrer… ensemble.