Le rôle de spectateur n’a rien d’inné. C’est une chose qui s’apprend à force de volonté, d’expériences, de curiosité et, il faut bien le dire, d’intelligence et d’ouverture d’esprit. Dépasser la simpliste binarité du « j’aime / j’aime pas » n’a rien d’évident, et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nous retenons, aujourd’hui encore, certains des scandales, débats ou censures qui ont marqué l’histoire du spectacle vivant.
Il n’est pas question d’en refaire ici tout l’historique, mais quelques épisodes emblématiques nous reviennent forcément en mémoire. Que l’on pense à Victor Hugo qui déclencha la bataille d’Hernani en bousculant les codes établis du théâtre, à Jean Genet dont la carrière est intimement liée aux scandales de société, ou au Festival d’Avignon qui se souvient encore des houleuses représentations de Garcia, Castellucci ou Liddell, les planches ne sont jamais autant dans la lumière publique que quand elles provoquent de telles réactions.
Remarquons d’ailleurs que, lors de ces parenthèses désenchantées, ce sont bien souvent ceux qui touchent de moins près au théâtre qui s’inquiètent le plus de ses répercussions. Dans ces cas, le spectacle vivant, au même titre que les autres arts, est donc par nature politique puisqu’il participe à la construction d’une pensée, quelle qu’elle soit. Pensée qui trouve, ou non, un écho dans la vie publique, mais qui a en tout cas la force de créer, modifier ou conforter des opinions.
On l’a bien vu avec les derniers épisodes que nous avons vécus et dont nous sommes tous témoins. La crise sanitaire est un des rares événements récents qui ont replacé la question du spectacle vivant, et la culture au sens large, au cœur du débat politique, même s’il s’agissait davantage de « politique culturelle » que d’une réflexion profonde sur la société. Et la guerre qui sévit en Ukraine depuis un an a également fait ressortir tout l’attachement des populations aux lieux de spectacle, lorsque ceux-ci se sont trouvés menacés… ou bombardés.
Mais la politique ne peut pas, et ne doit pas, être vue uniquement par le prisme de la gouvernance d’un pays ou d’une région. Lorsque l’on parle du politique au théâtre, c’est précisément toutes les thématiques impactant la société dans sa globalité que l’on prend en considération. Dès lors, quel art peut se targuer de ne pas être politique ?
Qu’elle s’attaque aux mœurs, aux sensibilités, au pouvoir ou à la religion, la création d’art vivant trouve dans le débat public un véritable écho dès lors qu’elle dérange. Parvenir à franchir la limite intangible qui sépare le monde du spectacle et celui de la vie publique tient pour certains de l’objectif, pour d’autres de la crainte. Toujours est-il que le franchissement de cette frontière est bien souvent révélateur d’un sujet de dissensions, qui porte nettement au-delà des quatre murs d’une salle de spectacle.
Depuis les toutes premières tragédies grecques jusqu’aux créations les plus récentes relatant les événements qui nous sont les plus proches, le spectacle vivant s’impose comme témoin de son temps. Qu’il soit représenté dans son propre contexte ou réinterprété des siècles plus tard, l’objet artistique contribue sans cesse à la mémoire collective, et donc à la construction d’une histoire plus ou moins commune.
Il ne faut toutefois pas perdre de vue que ces récits historiques et ces métaphores dramatiques tiennent avant tout de la création artistique, dont la liberté intrinsèque implique nombre d’adaptations, d’interprétations ou de réécritures. Ce point particulièrement sensible est à l’origine de certains scandales restés gravés, avec des œuvres pointées du doigt comme irrespectueuses de la vérité. Reste à déterminer si c’est aux artistes qu’appartient le rôle de dire vrai, ou au public celui de faire la part des choses.
Cette distinction déjà fragile dans les récits historiques de Shakespeare, Marlowe ou Hugo devient d’ailleurs de plus en plus imperceptible depuis quelques années avec l’arrivée massive du théâtre dit documentaire. Cette forme, qui entend relater des faits souvent politiques, géopolitiques ou moraux, ne s’affranchit pas pour autant de certains codes de la représentation théâtrale, et y cherche précisément une voie nouvelle pour raconter l’Histoire. Ici, contrairement au théâtre engagé que l’on a pu connaître en sortie de Seconde Guerre mondiale avec Sartre ou Camus, il n’est plus question de se positionner sur le fond, mais d’énoncer des faits et de leur donner une valeur morale au travers de la forme.
En effet, quelle que soit la manière dont il est exprimé ou compris, le propos même d’une pièce n’est pas seul à provoquer le débat. Le Festival d’Avignon s’en fait l’exemple idéal, tant les tollés y sont légion… et attendus. De scarification en nudité, d’acte sexuel en blasphème, on n’y compte plus les scandales qui entourent l’événement. Et si la forme a moins tendance à interroger le politique à proprement parler, elle y contribue malgré tout à travers le bouleversement des mœurs.
On touche là un élément particulièrement instable, puisqu’il recouvre aussi, directement ou non, tout ce qui a trait aux opinions, aux croyances, aux habitudes aussi, et donc aux sensibilités qui provoquent des réactions instinctives. Et il n’y a rien de pire, pour l’être humain, que de se sentir heurté par quelque chose qui entre en contradiction avec ce qu’il a de plus profondément ancré.
Lors des nombreux épisodes de cet ordre qui ont eu lieu dans l’histoire du spectacle vivant, on se retrouve alors dans un conflit qui oppose deux camps : les anti, et les anti-anti. Est-ce que, sans ces scandales, ces débats ou ces affrontements, on serait à même de se dire que le spectacle n’a pas vraiment d’intérêt public ? Que tant que chacun reste dans le cadre qui lui convient, il n’y a pas lieu d’en parler ? Et si on acceptait simplement l’idée que le spectacle vivant est essentiellement politique… ?