Pourquoi le choix de Shakespeare ? Pourquoi ces deux pièces ? Et pourquoi ensemble ?
J’avais envie qu’on partage l’expérience d’un texte, déjà écrit, avec une sorte de machine théâtrale déjà dans le texte. Et franchement, Shakespeare, pour ça, y a pas photo (rire) ! C’est une boîte à jouer, c’est des endroits d’invention… De toute façon, c’est un mélange entre comédie et tragédie, il y a toujours du grotesque, des registres de théâtralité très différents. Et c’était comme une évidence, de travailler avec eux des pièces qui traitaient de la théâtralité, comme Le Songe d’une nuit d’été. Je choisis les pièces en fonction des acteurs et pas l’inverse. Je distribue les textes plutôt que les acteurs (rire). Après Betty devenue Boop, j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose de très beau, très intrigant, très étrange et très touchant pour moi, dans la manière dont plusieurs acteurs ont un rapport au langage. Ce n’est pas comme si parler était quelque chose de tout à fait normal, banal, ce n’est pas une langue de communication. Donc le rapport qu’ils ont au langage, au théâtre, en fait, est immédiatement soit stylisé, soit une recherche, soit quelque chose qu’il faut gagner, qui est à ré-arpenter, qui ne va pas de soi. C’est un moteur de jeu, un moteur pour aller vers les textes qui est très intéressant, et j’ai imaginé travailler La Tempête dans cet esprit-là. On ne cherche pas seulement la facilité, c’est comme des zones d’arpentage un peu infinies dans le rapport au texte. Et je me reconnais là-dedans, où les textes sont des mondes merveilleux, étranges ou inquiétants dans lesquels on s’aventure. La Tempête est un peu fait comme ça. Le Songe a une apparence de surface un peu plus ludique, mais il y a aussi de la noirceur, des choses étranges. Dans les deux pièces, il y a un rapport à la magie, à l’irrationnel, à ce qui ne passe pas seulement par la logique réflexive, qui est plus sous-terrain. Ce qu’à un moment donné, on a appelé « l’inconscient » dans notre histoire, mais qui, au moment où Shakespeare écrit les pièces, ne se nomme pas comme ça. Il se nomme soit sur le registre de la passion, soit sur le registre des ombres… C’est le monde des ombres (rire) !
Ou des rêves, puisque vous avez sous-titré le spectacle « Such stuff as dreams »…
Exactement. Ce sous-titre est une manière de signaler aux spectateurs qu’il y a une forme d’adaptation, et aussi pour mettre l’accent sur ce que je vais mettre en valeur dans les textes. Je vais essayer, dans les scènes, dans la structure du texte et la manière dont il est monté, de faire lever ce qui s’apparente à cet effet d’irréel, de rêve. Et comme dans les rêves, le collage est étrange. On n’a pas seulement une petite histoire linéaire, on a des effets de collage : untel dans mon rêve est untel, mais on en doute, c’est peut-être quelqu’un d’autre… Ces choses un peu flottantes sur les identités, sur les lieux, sur les effets de séquençage narratif, je les retrouve dans les pièces. Et je les mets en valeur.
Pour cette adaptation, une nouvelle traduction a été faite spécifiquement pour ce projet.
J’avais découvert les textes par des versions très littéraires, très poétiques, que j’adore, comme les traductions de Bonnefoy ou Leyris. Mais j’ai eu envie de trouver des traducteurs qui sachent renforcer l’aspect ludique des textes, qui ne nous enferment pas dans quelque chose de trop scolaire, ou avec tellement d’idées sur Shakespeare à l’époque qu’on a l’impression d’être dans une pièce de musée. Je voulais une forme de liberté, d’inventivité, donc je suis allée chercher des traducteurs qui avaient travaillé avec Gwenaël Morin à l’époque du Théâtre Permanent. Ils traduisaient pour que des acteurs s’emparent de la pièce en une journée, en allant vite, avec un élan, une vitalité de travail, pas dans une sorte de méticulosité, de préciosité. Ça n’empêche pas le poème, mais ça passe par d’autres chemins. Joris Lacoste et Julie Etienne (les traducteurs, ndlr) sont dans cet esprit-là. Ils ont fait des choix, parfois c’est rimé, versifié, parfois c’est mis en prose, en n’essayant pas de copier les effets ou les jeux de mots, en n’essayant pas de chercher absolument à renvoyer à une époque. Des jeux de mots qui, on le sait, sont difficiles à traduire, notamment chez Shakespeare. Oui, parce que c’est des références qu’on n’a plus. On en garde certaines parce qu’elles sont étranges et qu’elles nous font rire, mais d’autres ne passent plus tout à fait. Par exemple, « l’homme de la lune avec son fagot d’épines et sa lanterne » ne nous raconte plus grand-chose aujourd’hui, à part aux gens qui étudient Shakespeare (rire). Si c’est pour se faire plaisir entre gens cultivés… Je pense que ce n’est pas destiné à ça, ces petites touches de référence à la culture populaire. Donc ils sont allés vers des jeux de mots qui pourraient plus nous parler, et parfois non.
Quand les équipes se sont rencontrées en février, un grand travail avait déjà été fait en amont. Les décors et les costumes étaient déjà engagés, les acteurs de La Bulle Bleue avaient déjà commencé à travailler avec vous. Comment s’est construite votre réflexion artistique ?
Déjà, ce choix de traduction était une note importante. Et j’avais envie de ne pas illustrer les espaces, mais de renvoyer les registres de théâtralité, de faire valoir le méta-théâtre. Je voulais un peu construire, mais aussi récupérer des anciens décors. J’ai essayé de réfléchir à ce que j’avais dans mon matériel qui pouvait m’inspirer encore. Il y a notamment un petit plateau que j’ai imaginé immédiatement pouvoir représenter l’île. D’une certaine manière, parce que ce n’est pas rond, c’est plutôt très carré (rire), mais ça nous renvoie à un espace de théâtre comme un petit tréteau. Je me suis dit qu’on était dans un monde de projection mentale, que j’avais à composer avec des images… j’ai voulu travailler la vidéo pour ça, et pour chercher comment creuser cette question du langage, travailler avec du matériau textuel projeté sur scène. Dans La Tempête, la matière sonore est très présente. Pareil dans Le Songe d’une nuit d’été, tout ce qui a rapport à la magie, les gens chantent. Ça m’a amenée à redemander à Sarah (Sarah Métais-Chastanier, compositrice, ndlr), qui avait déjà travaillé avec moi sur Betty devenue Boop, de faire une création musicale appropriée, pour construire l’univers du Songe. C’est drôle parce que ça amène quelque chose de très joyeux aussi pour les acteurs. Ça donne quelque chose d’enlevé, de ludique. Sarah accompagne des créations théâtrales, mais elle a aussi un univers comme chanteuse pop punk féministe qui lui donne du peps. Pour La Tempête, c’est encore un autre chemin. Il y a aussi des chansons étranges, mais dans un sens drôle, pas mélodramatique… Ce n’est pas vraiment de la magie ni du mystère, c’est plutôt très prosaïque. Après, on est sur une île, il y a tout un tas de questions à se poser, et beaucoup de sons interviennent dans la pièce. Je me suis dit que La Tempête pouvait se raconter comme l’histoire d’un trauma avec Prospero, un personnage qui est bloqué sur une île, métaphoriquement, dans un espace fermé, isolé depuis douze ans à ressasser le même événement, un moment très troublé qu’on peut penser comme une allégorie. Passer par une voix sonorisée qui ressasse dans les enceintes, qui revient sur les choses, qui formule plus ou moins facilement, aide à essayer de toucher la question d’une langue qui a du mal à venir à elle-même. Ça peuple aussi de sons, de travail sur la voix. Et il y a des personnages qui se dédoublent, qui semblent faire écho entre eux. Certains sont marqués par le signe des fameux douze ans : Ariel, Caliban… Prospero parle d’Ariel en disant « mon esprit », « viens ici mon esprit », comme s’il parlait à son propre cerveau. Ça m’a amenée à imaginer un personnage qui a trois visages, à penser qu’Ariel et Caliban, qui sont deux esprits d’une certaine manière, étaient des facettes possibles de Prospero. C’est le genre de questions que j’ai pu faire venir. Sur la scénographie du Songe, j’avais le souvenir d’un voyage dans les Pouilles, avec des arches lumineuses très colorées qui donnent le vertige, pour ces nuits d’été, ces nuits où on célèbre tout un tas de choses, en Italie (rire). J’ai proposé à Delphine (Delphine Brouard, scénographe, ndlr) de s’inspirer de cette espèce de sensation vertigineuse des fêtes populaires, pour construire des portiques lumineux, et on l’a transposé à notre sauce, avec une citation…
Pourquoi cette citation ?
« Les choses semblent si ténues »… Parce qu’elle a une manière de mettre en valeur, un peu comme « Such stuff as dreams », ce qui me touche chez les acteurs de La Bulle Bleue et dans les pièces, c’est la notion de fragilité, que tout est quelque part éphémère et vacillant, ne tient pas tout à fait, ou sur un fil (rire). Et aussi bien pour ce qu’il en est des histoires amoureuses dans Le Songe que pour ce qu’il en est des identités des personnages eux-mêmes, ils ne savent plus très bien qui ils sont ni où ils vont. Ça touche à peu près tous les personnages de la pièce. Il y a un texte très drôle et à la fois très touchant de Bottom qui, après toute cette nuit un peu folle dans la forêt, a vaguement conscience qu’il s’est pris pour un âne, mais ce n’est pas très clair. Il ne sait plus du tout comment se percevoir dans une intégrité physique et psychique. « Les choses semblent si ténues », ça me renvoie à ce genre de choses.
Ce travail de création s’étend sur une temporalité très longue, c’est assez rare.
Ces longues traversées et le travail de troupe, c’est quelque chose que je trouve fondamental. En tout cas, c’est comme ça que je me raconte la possibilité d’une pratique théâtrale et que j’essaie de la mettre en œuvre, déjà dans ma propre compagnie Interstices. Évidemment, dans la collaboration avec La Bulle Bleue, où il y a une troupe permanente et la possibilité d’un travail quotidien, c’est formidable. Parce que ça permet de se comprendre sur ces enjeux-là, qui se doublent ici de la notion de création adaptée. Comment on donne la bonne temporalité au processus de création, pour que des choses qui pourraient paraître compliquées le deviennent beaucoup moins, tout simplement parce qu’on prend le temps de les faire ? Il y a un an, quand on a commencé les lectures des deux pièces de Shakespeare, j’ai fait tester aux acteurs plusieurs traductions, plus ou moins complexes, plus ou mois poétiques, pour qu’ils mesurent que suivant les traductions, on passe par des chemins très différents. Au début, tout le monde trouvait ça trop difficile. Quand on voit où ils en sont maintenant, et la manière dont il se sont appropriés les choses, ça raconte bien que le temps du travail amène à des possibilités qu’on n’a pas si on ne le prend pas, simplement. On ne peut pas tout faire en six semaines ou en deux jours (rire). Il y a des choses qui sont formidables à faire en deux jours, et d’autres qui vont prendre un certain temps. Il faut prendre la mesure de ça et s’autoriser à avoir des durées qui pourraient correspondre à ce qu’on avait à faire.
Est-ce que le fait de préparer un spectacle pour un grand festival comme le Printemps des comédiens change votre manière d’appréhender les choses ?
J’avais présenté Woyzeck au Printemps des Comédiens il y a quelques années (en 2013, ndlr), donc c’est pas tout à fait comme une première. Ce qui est sûr, c’est que pour cette fois ci, on s’est dit « on assume de faire une longue soirée ». On sait que ce ne sera pas forcément le cas dans d’autres contextes. Là, on présente les deux pièces le même soir, avec un entracte au milieu, où les gens mangent… On propose une sorte de soirée, et c’est ça, la touche festival. On se permet de le faire, parce que c’est les soirées d’été, c’est marrant à faire maintenant, et ça va correspondre à l’époque du Songe. Quand ça partira en tournée, peut-être que quelqu’un reprendra l’aventure dans son intégralité, mais les pièces peuvent tourner séparément. Pour le reste, on a la chance de pouvoir travailler ici (à La Bulle Bleue, ndlr) avec une continuité d’espace. On est dans un moment de travail où on est très concentré. Et quand on sera aux 13 vents, on ne va pas vraiment créer en conditions festival, on va créer dans des conditions où un CDN nous accueille pendant un mois. Ce partenariat est aussi vraiment fait pour construire un temps adapté. Sinon, une création en festival, on monte la veille ou deux jours avant, et on joue, ce qui pour le coup crée du speed (rire). Là, on a essayé de tout faire pour s’épargner ce genre de situation festivalière un peu stressante, et c’est rendu possible grâce au CDN et au Printemps des comédiens.
Votre association avec La Bulle Bleue touche à sa fin. Qu’est-ce qu’elle a changé dans votre rapport à votre travail ou vos rapports personnels ?
Énormément de choses, je pense. Mais comme je suis encore dedans, je n’arrive pas encore tout à fait à mettre des mots dessus. Ce qui est sûr c’est que c’est la première fois que je travaille autant avec des assistants. Ça peut paraître un peu anecdotique, mais j’ai toujours cru à la notion de collectif, et là je l’expérimente encore d’une manière différente. On est nombreux, il y a vingt acteurs, une quinzaine de personnes au niveau de la technique, plus tout le staff administratif, éducatif… Il y a beaucoup de monde qui participe de ce projet. Et pouvoir avoir cette orientation commune et laisser beaucoup d’espace aux initiatives des uns et des autres pour que quelque chose de collectif arrive, tout en assumant une direction de projet, parce que ce n’est pas une écriture collective… Il y a toute une équipe qui aide à faire ces chemins-là, c’est spécifique à ce projet, et ils sont extrêmement précieux, donc je leur dis (rire) ! On travaille les combinaisons d’énergie, ça amène, dans la pratique, à croiser les choses. Les discussions avec les éducateurs sont importantes pour l’avancée du travail, dans le niveau d’une conscience qu’on peut avoir de ce qu’est le handicap. Ce n’est pas facile de se représenter, « en tant que personne valide » , ce qui pose réellement question, de prendre la mesure de quelque chose au niveau de la vision, des contrastes de couleurs, de la vitesse… C’est un déplacement de la perception. Ce n’est pas évident de prendre la mesure de ce qui permet le chemin créatif ou de ce qui va le bloquer. Comme metteuse en scène, la question qui m’intéresse, c’est comment la créativité des acteurs se libère. J’ai besoin que chaque acteur, chaque actrice puisse initier, proposer, investir un espace de création. Plus je sens une forme de liberté, plus je trouve qu’on avance bien. Toute la question est de savoir ce qui peut bloquer, ce qui entrave le chemin, ou ce qui ouvre des portes. On parlait du langage, mais au niveau corporel, ça peut être aussi tout un tas de questions. Ce travail d’équipe existait déjà dans ma compagnie, mais c’est une chose que j’ai vécue très différemment ici.
J’ai vu cette pièce au Théâtre des 13 vents.
Je suis parti comme d’autres spectateurs après la première pièce.
Je n’ai pas du tout trouvé « marrant » cette entreprise de démolition prétentieuse de l’œuvre de Shakespeare.
L’addition de deux troupes a entraîné une multiplication artificielle des personnages et l’addition de scènes tirées de l’imagination (?) de Marie Lamachère.
Le recours massif à des images enregistrées en vidéo ne masque pas le vide du propos.
Dans dix ans qui se souviendra de Marie Lamachère?
Alors que Shakespeare (qui en vu d’autres) est éternel.
Est il savait que même Après le naufrage, son œuvre lui survivrait.