Angélica Liddell est une femme hantée, c’est même ce qui fait son identité artistique. Pour sa dernière création dans la cour d’honneur du Palais des papes, l’artiste espagnole donne à nouveau corps à ses tourments dans une forme reconnaissable entre mille. Litanies et invectives dans un micro au volume max, exhibition de corps nus et d’organes génitaux, tableaux visuels à l’esthétique précise… La metteuse en scène persiste et signe en portant au plateau ce qui la caractérise comme autant de symboles dont on ne sait plus si elle cherche à les cultiver ou à les dénoncer.
Car il est beaucoup question de désacralisation, dans DÄMON – El funeral de Bergman. Sans cesse balancée entre deux mondes qu’elle voudrait opposer, Angélica Liddell semble à tout instant décomposer ce qu’elle vient de créer, dans une recherche permanente d’un sens à son art. Ainsi le pape arpente-t-il la cour d’honneur en guise de premier tableau, contemplant son palais avant de le laisser aux mains de la performeuse. Se doutait-il alors qu’il se montrerait bientôt nu sous sa soutane, ou que l’artiste arroserait les murs sacrés de l’eau qui lui a servi à se nettoyer l’entrejambe ? Détruire les symboles par les symboles, briser la tradition par la création et faire que les deux coexistent, voilà ce que propose ici la metteuse en scène.
Mais son processus de démystification ne se suffit pas à lui-même, il est le prétexte plutôt que l’objectif propre. Par ses gestes qui tiennent davantage de la tentative que de la provocation dont on voudrait l’affubler, Angélica Liddell s’octroie l’espace et le temps pour y trouver des réponses à ses propres frayeurs, parmi lesquelles le vieillissement et la mort occupent une place prépondérante. Ce n’est pas la première fois que la performeuse aborde ces sujets, loin s’en faut, mais ils prennent ici une dimension toute particulière. Dans DÄMON – El funeral de Bergman, la vieillesse a même toute sa place au plateau et se pare, en réponse aux corps jeunes qui lui font face, d’une certaine forme de sublime dans son acceptation. Prise entre les deux, au cœur de ce face-à-face, Liddell semble vouloir faire le lien entre ces générations avec une bienveillance pour ses co-interprètes qui, là aussi, vient mettre à mal l’image froide et antipathique qu’on lui prête.
Et parmi les choses qui la hantent en tant qu’artiste, les critiques dont elle a été l’objet apparaissent comme des fantômes dans son processus de création. Humiliée par certaines phrases assassines publiées à son propos dans les médias, Angélica Liddell use de son temps de parole comme d’un droit de réponse. Mettant ainsi sur un pied d’égalité les libertés d’expression, de la presse et de la création, elle s’alimente de ce qui a pu la heurter pour modeler son travail, avec l’apparente insensibilité dont elle se plaît à se couvrir. En inversant la logique établie qui voudrait que la critique réponde à l’artiste, la metteuse en scène engage un dialogue, ô combien essentiel dans le contexte, sur ce que peut l’art et sur la manière que nous avons de lui donner écho.
Qu’on l’encense ou qu’on la montre du doigt, Angélica Liddell reste pourtant Angélica Liddell, et ce DÄMON – El funeral de Bergman n’y changera rien, bien au contraire. En convoquant ses démons au plateau, elle s’offre une nouvelle occasion de questionner son art en faisant mine de parler d’elle à cœur ouvert. Elle le fait d’ailleurs en toute conscience de l’espace qu’on lui propose et invite ses propres spectres à venir hanter la cour d’honneur à l’occasion de quelques tableaux visuellement puissants, bien que trop rares. Partout plane même le spectre de Bergman à qui l’artiste espagnole rend ici hommage en espérant devenir sa dernière épouse posthume. Lui aussi était tourmenté, lui aussi détestait la critique, lui non plus ne pouvait pas se passer de son art.
DÄMON – El funeral de Bergman
Création 2024 – Festival d’Avignon
Crédits
Avec Ahimsa, Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Electra Hallman, Elin Klinga, Angélica Liddell, Borja López, Sindo Puche, Daniel Richard, Joel Valois et la participation d’Erika Hagberg (habilleuse du Dramaten), David Abad (Multicapacitats) et de figurants Ayena Adjido, Julie Benoit, Francine Billard, Alain Bressand, Paule Coste, Maylis Calvet, Léa Delaporte, Adam Dupuis, Annette Ecckhout, Christian Ecckhout, Bernadette Fredonnet, Marion Gassin, Pierre Hoffmann, Dominique Houdart, Jeanne Houdart- Heuclin, Manon Hugny, Françoise Pellevillain, Gael Maryn, Daphné Lanne, Elisa Morice, Julia Pal, Alain Sperta, Sabino Tatulli, Victor Van Kuijk Saytour, Kenza Vannoni, Coralie Zaninotti et en alternance Timothée Bosc, Odin Darlix, Victor Van Kuijk Saytour et la voix de Jonas Bergström et Laura Meilland (violoncelle) / Texte, mise en scène, scénographie et costumes Angélica Liddell / Lumière Mark Van Denesse / Son Antonio Navarro / Assistanat à la mise en scène Borja López / Traduction pour le surtitrage Christilla Vasserot (français), 36caracteres (anglais) / Régie plateau Nicolas Chevallier / Direction technique André Pato
Dates
- Du 19 au 21 juillet 2024 : Grec Festival de Barcelona (Espagne)
- Du 13 au 21 septembre 2024 : Teatros del Canal (Madrid, Espagne)
- Du 26 septembre au 6 octobre 2024 : Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris)