Quand la justice devient sa propre parodie, c’est sur un plateau de théâtre qu’elle doit se jouer. C’est en tout cas le parti pris de Lorraine de Sagazan, qui crée avec Léviathan une pièce qui transpose la réalité plus qu’elle ne la réécrit. Plongeant son théâtre dans une forme esthétique qui s’apprécie sans mal, la metteuse en scène s’approprie le sujet de la comparution immédiate et questionne à travers lui tout le système judiciaire français. Magistrats déshumanisés, victimes anonymisées, peines assénées à la chaîne, tout ici doit aller vite, c’est une question de temps. Pourtant, lors de son instauration, la comparution immédiate devait être un processus temporaire pour permettre de juger les personnes interpellées en flagrant délit. Elle est aujourd’hui devenue la norme, dans ce que cette création aborde comme une comédie humaine, grinçante et effrayante… un cirque, en somme. Ce n’est peut-être pas pour rien qu’elle a lieu sous une sorte de chapiteau.
Dans le développement scénographique proposé par Anouk Maugein, Lorraine de Sagazan conçoit un univers entre la surface et les enfers. L’ersatz de tribunal que la metteuse en scène propose semble en partie aspiré par la terre dans laquelle il prend racine. Sous lui, les vapeurs fumantes menacent d’ouvrir à tout moment une brèche qui avalerait les coupables… encore faut-il être capable de les juger ! Car derrière son esthétique qui inspire une certaine contemplation, Léviathan cherche précisément à gratter la croûte d’un système depuis longtemps figé et qui peine à se remettre en question quand la situation, elle, nécessiterait précisément qu’on s’y attarde.
Au problème de la surpopulation carcérale, on voudrait répondre par une solution toute trouvée : créer toujours plus de places, construire toujours plus de prisons, tout en rémunérant grassement les entreprises du CAC40 qui en ont la charge. Dans l’arrière-plan des condamnations systématiques se révèlent alors des rouages qui, sous les ailes protectrices de la justice, sont soumises aux riches puissants de notre société, ces entreprises qui occultent avec leurs dividendes une vérité pourtant évidente : la justice française est paralysée. Face à des verdicts rendus version fast food, avec plus de 70% de peines de prison ferme prononcées, il existe pourtant d’autres solutions, comme la justice transformatrice qui tend à responsabiliser plutôt qu’à punir.
Bien que Léviathan se concentre exclusivement sur le processus expéditif de la comparution immédiate – chaque audience dure une vingtaine de minutes seulement –, cette pièce met aussi à jour un système complètement gangréné par les aberrations administratives. Dans ce qui ressemble davantage à un purgatoire qu’à un tribunal, tout paraît détraqué. Sous le plafond de toile qui semble respirer surgissent des apparitions, celles des coupables condamnés ou condamnables, comme des êtres rendus spectres par une machine qui les dépasse et les surpasse. Au-dessus et autour d’eux plane l’ombre d’une forme monstrueuse. La figure du Léviathan comme image vivante des méandres tortueux de la justice se balade ainsi entre métaphore et ombre palpable.
Pour cette création, Lorraine de Sagazan implique le public dans la réflexion qu’elle ouvre. En faisant vivre au spectateur l’expérience du temps et de sa relativité, elle fait aussi le choix, aux côtés de l’auteur Guillaume Poix, d’une certaine redondance en écho au sujet qu’ils abordent. Dans Léviathan comme dans les tribunaux français, les affaires s’enchaînent, les avocats et les prévenus défilent, dans une parodie judiciaire moins fictive qu’il n’y paraît, à ceci près que l’univers foutraque de la pièce permet peut-être d’entrevoir d’autres voies quand la réalité, elle, y est aveugle.
Léviathan
Création 2024 – Festival d’Avignon
Crédits
Avec Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin / Texte Guillaume Poix / Collaboration au texte Lorraine de Sagazan / Conception et mise en scène Lorraine de Sagazan / Dramaturgie Agathe Charnet, Julien Vella / Chorégraphie Anna Chirescu / Son Lucas Lelièvre / Musique Pierre-Yves Macé / Scénographie Anouk Maugein / Lumière Claire Gondrexon / Costumes Anna Carraud / Vidéo Jérémie Bernaert / Mise en espace cheval Thomas Chaussebourg / Masques Loïc Nebreda / Perruques Mityl Brimeur / Travail vocal Juliette de Massy / Travail masque Lucie Valon / Assistanat à la mise en scène Antoine Hirel / Assistanat au son Camille Vitté / Assistanat à la scénographie Valentine Lê / Assistanat à la lumière Amandine Robert / Assistanat aux costumes Marnie Langlois, Mirabelle Perot / Traduction pour le surtitrage Katherine Mendelsohn (anglais) / Régie générale et vidéo Vassili Bertrand / Régie plateau « Kourou » / Régie lumière Paul Robin / Régie son Camille Vitté
Dates
- Du 13 au 16 novembre 2024 : Théâtre national de Bretagne (Rennes) dans le cadre du Festival TNB
- 20 et 21 novembre 2024 : Le Grand R Scène nationale de La Roche-sur-Yon
- 28 et 29 novembre 2024 : Théâtre de Sartrouville et des Yvelines Centre dramatique national
- 5 décembre 2024 : La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc
- 11 et 12 décembre 2024 : L’Azimut Pôle national cirque (Antony, Châtenay-Malabry)
- 30 janvier au 6 février 2025 : Théâtre du Nord Centre dramatique national – Lille Tourcoing Hauts-de-France
- 25 au 27 février 2025 : La Comédie Centre dramatique national de Reims
- 4 au 7 mars 2025 : ThéâtredelaCité Centre dramatique national – Toulouse Occitanie
- 18 mars 2025 : L’Estive Scène nationale de Foix et de l’Ariège
- 25 au 28 mars 2025 : La Comédie de Saint-Étienne – Centre dramatique national
- 2 au 6 avril 2025 : Les Célestins Théâtre de Lyon
- 10 et 11 avril 2025 : MC2 Grenoble Scène nationale
- 16 et 17 avril 2025 : La Comédie de Valence – Centre dramatique national Drôme-Ardèche
- 2 au 23 mai 2025 : Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris)