Simone de Beauvoir est l’une de ces figures que l’on se plaît à convoquer lorsqu’il s’agit de dépeindre une certaine image du XXe siècle français. Dans l’enquête qui l’anime entre hier et aujourd’hui, la compagnie Animal Architecte ne s’y trompe d’ailleurs pas. En se basant sur la première partie des mémoires de la philosophe, Camille Dagen et Emma Depoid se lancent avec Les Forces vives dans une fresque grand format, traversant les guerres armées et intellectuelles racontées par l’autrice. Au cours d’un spectacle fleuve se trace alors l’itinéraire d’une femme devenue symbole d’un courant de pensée, et dont l’éternel désir de liberté trouve écho dans le dispositif scénique dans lequel il s’exprime.
Pour Animal Architecte, l’entreprise d’un tel projet ne pouvait pas faire l’économie d’une grande ambition en termes d’adaptation théâtrale. Et il est peu de dire que les moyens et médias mobilisés au plateau en témoignent. Avec ses décors modulables et ses effets de machinerie, la pièce déploie un espace géographique et temporel multiple, au sein duquel s’ouvrent différentes perspectives, selon les lumières, les distances ou au gré de l’usage – raisonnable et sensé – de la vidéo.
À la faveur de ces riches propositions scénographiques, cette création arpente également une vaste palette de registres. De son enfance pieuse et bourgeoise à son statut d’intellectuelle désobéissante, il faut dire que le parcours de Simone de Beauvoir est lui-même composite. En réponse, Les Forces vives semblent être l’expression d’un foisonnement d’idées et de tentatives, comme pour questionner plus largement les traces laissées par l’écrivaine dans notre héritage commun. Ainsi la reconstitution naturaliste se confronte-t-elle à l’approche d’un théâtre documentaire, dans une forme globale qui se refuse à choisir entre les luttes passées et celles à venir.
Car bien que la figure de la philosophe soit – à juste titre – omniprésente, c’est avant tout le récit d’une société qui se transcrit à travers elle. Naturellement, ses relations intimes et personnelles ont forgé, au fil de sa vie, la femme qu’est devenue Simone de Beauvoir. Ses engagements, prises de position et apparitions médiatiques en ont par ailleurs fait le personnage public vers lequel se tournent les regards. Mais c’est entre les lignes que Les Forces vives nous invitent à lire avec plus d’attention. D’abord parce que ce que raconte l’autrice de sa propre vie en dit aussi beaucoup sur les circonstances sociopolitiques dans lesquelles elle s’est construite. Ensuite parce qu’il y a, dans ce qui n’est pas frontalement abordé, de sérieux avertissements sur le contexte dans lequel nous, spectateurs, devenons destinataires de ces paroles.
Sans aucune forme de militantisme, Animal Architecte ne gâche pour autant pas son plaisir à révéler la manière dont ces deux époques entrent en friction. Si les dénonciations de torture et de massacre dans le cadre de la Guerre d’Algérie sont aujourd’hui plus entendables – encore que… –, la philosophie libertaire de Simone de Beauvoir est sujette à s’effacer devant une nouvelle forme d’expression libre, notamment véhiculée par les réseaux sociaux. Dès lors, quel est le regard à porter sur une parole fondatrice d’une société qui voudrait pourtant en partie s’en détacher ?
Avec leurs airs de chien fou à l’énergie débordante, Les Forces vives ne manquent pas de développer un propos complexe, qui émerge progressivement à travers les nombreux codes, registres et effets convoqués. À la charnière de deux sociétés qui s’entrecroisent, la compagnie Animal Architecte se fait tour à tour passeuse de mémoire et révélatrice de vérités. Si la proposition est dense à bien des niveaux, elle a le mérite d’offrir matière à voir et à entendre, autant qu’à penser.
Les Forces vives
Création 2024 Maillon, Théâtre de Strasbourg
Vu au Théâtre des 13 vents (Montpellier)
une création de Animal Architecte / d’après Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Cahiers de jeunesse, Mémoires d’une jeune fille rangée, La Force de l’âge et La Force des choses (tome 1 et 2) © Éditions Gallimard / conception, écriture et mise en scène : Camille Dagen / scénographie, collaboration artistique et costumes : Emma Depoid / avec : Marie Depoorter, Camille Dagen, Romain Gy, Hélène Morelli, Achille Reggiani, Nina Villanova et Sarah Chaumette / dramaturgie : Rachel de Dardel / assistanat à la mise en scène et collaboration artistique en jeu : Lucile Delzenne / conception technique générale : Edith Biscaro / lumières : Sebian Falk-Lemarchand / compositeur : Kaspar Tainturier-Fink / vidéo et cadre : Typhaine Steiner / perruques : Kuno Schlegelmilch / assistanat à la scénographie et aux costumes : Clara Hubert / conception vol : Marc Bizet, Marinette Jullien / Animal Architecte est dirigée en binôme par Camille Dagen et Emma Depoid.
Du 8 au 10 avril 2025 : Théâtre des 13 vents (Montpellier)