Sur le plateau encore plongé dans la pénombre, un grand mur clair ferme déjà l’espace, à peine meublé d’une table de cuisine à Cour. Wajdi Mouawad apparaît pour faire lui-même les annonces d’usage avant le début de la pièce. Ce laïus aux airs anodins n’a rien d’une lubie. Par cette intervention, le metteur en scène commence par instaurer une certaine distance, rappelant que nous sommes au théâtre et que ce qui va s’y dérouler tient de l’objet artistique. Pourtant, tandis qu’il déroule son aparté, la lumière de la salle se tamise peu à peu, la frontière de la distanciation s’amenuise, et les paroles quotidiennes se font spectacle.
Mouawad a choisi de nous emmener à Paris, entre septembre 1978 et août 1983, et nous propose pour cela de goûter à sa propre madeleine de Proust, dans un grand ballet des sens. Des grands classiques de la variété française qui tournent en boucle à la radio aux appétissantes odeurs de cuisine qui nous chatouillent les narines du début à la fin, c’est tout un conditionnement du souvenir qui est imaginé, une immersion dans un passé qui n’appartient pourtant qu’à lui… ou presque.
Car au travers des bribes de son histoire personnelle, le metteur en scène peint aussi une esquisse de fresque historique, basée sur quelques éléments-clés, points marquants de sa construction en tant que jeune homme immigré dans un pays auquel il n’appartient pas encore. Parmi ces réminiscences, la présence au petit écran de la journaliste Christine Ockrent semble jouer un rôle central. Seule source inaltérable d’informations entre Paris et le Liban, elle joue dans Mère son propre rôle.
Mais si la journaliste y occupe parfois un rôle augmenté au gré des fantasmes de Mouawad, se substituant de temps à autre à la figure maternelle, c’est bien autour de Jacqueline, véritable mère du dramaturge, que gravite cette pièce. Aïda Sabra en prend les traits avec une force et une justesse qui nous enserrent. Sa présence seule suffit à capter l’attention et nous transmet sans faiblir tout un flot d’émotions souvent contradictoires.
Mêler au même récit les tons, les attitudes et les sensations fait d’ailleurs partie de la démarche artistique. Ainsi se recrée pièce par pièce un souvenir disloqué, altéré, dans lequel on s’attache à quelques événements significatifs, quelques détails qui nous semblent essentiels, et à partir desquels on peut redessiner toute la trame, quitte à ce qu’elle tienne de la fiction. La scénographie signée Emmanuel Clolus travaille aussi en ce sens, au travers d’un espace mental neutre qui se configure à l’envi et auquel on ajoute et retire certains éléments bien choisis.
Pendant toute une première partie, cet espace reste hermétique. Alors que se jouent sous ses yeux les scènes dont il croit se souvenir, Wajdi adulte accepte avec une certaine fatalité le fait de ne plus pouvoir y intervenir, si ce n’est en les convoquant et en les plaçant dans un certain décor. Pourtant, ce garçon devenu grand a des choses à dire, un appel à lancer. Et comme « au théâtre, on peut faire ce qu’on veut », il écrit une confrontation entre sa mère et lui, d’une charge émotionnelle particulièrement puissante.
Alors le décor devient perméable, des portes s’ouvrent et on assume de moduler certains aspects de notre mémoire. Le personnage de la mère, que l’on voyait tour à tour autoritaire, violente ou vulgaire, prend désormais un visage plus doux, une aura plus tendre, celle que l’on préfère garder en souvenir pour continuer de la faire vivre à travers soi.
Malgré elle, la présence de la cheffe de famille est aussi prétexte à une réflexion d’une autre envergure, plus vaste, celle de l’appartenance, de la mémoire commune et du rapport aux origines. Dans une faille générationnelle et culturelle qui se creuse toujours davantage, Mouawad met en conflit les désirs d’une mère qui ne voit son exil que comme une transition temporaire, et les aspirations de ses enfants qui grandissent et s’émancipent loin d’un pays dans lequel ils savent déjà qu’ils ne retourneront pas.
Dans ce spectacle aux multiples dimensions, qui dénote un travail précis de modélisation du concept de souvenir, le metteur en scène libanais met au plateau une tranche de vie complexe, poignante, drôle et cathartique. Et bien que le rythme et la théâtralité s’épuisent légèrement en fin de course, Mère reste une pièce réussie, d’une belle puissance et d’une grande sensibilité.
Mère
Création 2021 – La Colline Théâtre National
Vu au Domaine d’O Montpellier
Crédits
Texte et mise en scène Wajdi Mouawad / Avec : Odette Makhlouf, Wajdi Mouawad, Christine Ockrent, Dany Aridi, Aïda Sabra, Philippe Rochot, Yuriy Zavalnyouk / Assistanat à la mise en scène : Valérie Nègre / Dramaturgie : Charlotte Farcet / Scénographie : Emmanuel Clolus / Lumières : Éric Champoux / Costumes : Emmanuelle Thomas / Coiffures : Cécile Kretschmar / Son : Michel Maurer et Bernard Vallèry / Musiques : Bertrand Cantat en collaboration avec Bernard Vallèry / Coach : Cyril Anrep / Traduction du texte en libanais : Odette Makhlouf et Aïda Sabra / Suivi de texte et surtitrage : Sarah Mahfouz / Régie générale : Arnaud Godest-Xie / Régie plateau : Adrien Geiler / Régie son : Aurélien Hamon / Régie lumières : Gilles Thomain / Chef électricien : Olivier Ruchon / Régie vidéo : Stéphane Lavoix / Habillage : Isabelle Flosi / Accessoires : Isabelle Imbert et Manuia Faucon / Maquillage coiffure : Nathy Polak / Suivi de tournée : Mathilde Langevin