On retient facilement du roman de Stendhal la relation amoureuse et adultère qui unit Julien Sorel à Madame de Rênal. Et pour cause, celle-ci relie le début du récit jusqu’à son dernier mot, d’autant qu’elle a un rôle essentiel dans la construction du personnage central. Mais dans sa quête de richesse et d’ascension sociale, cette histoire passionnelle apparaît en réalité comme un détail dans le portrait du protagoniste. Se référant sans cesse à Napoléon Bonaparte comme modèle de réussite, il rêve de gravir les échelons d’une société qui n’oublie jamais de remettre les gens à la place qui leur appartient. C’est précisément cette série de tentatives et d’échecs, teintée d’un apprentissage intime et sentimental difficile, que relate Le Rouge et le noir.
À travers le personnage de Julien Sorel, Stendhal décrit en filigrane le fonctionnement d’une société régie par l’hypocrisie et les jalousies. Dans l’adaptation qu’elle signe avec Procuste Oblomov, Catherine Marnas ne manque d’ailleurs pas de faire honneur à la plume de l’auteur et au paysage social qu’il ne peint qu’entre les lignes. La metteuse en scène opte en effet pour un théâtre du récit, laissant l’essentiel de la narration à la troisième personne. Dès lors, le parti pris est clair : il s’agit de poser acteurs et spectateurs sur un même pied d’égalité, en observation de cette comédie humaine qui se (re)joue sous leurs yeux.
Aidée en cela par la vidéo de Ludovic Rivalan – qui se marie dans une belle précision avec la scénographie de Carlos Calvo –, Catherine Marnas maintient une certaine distance entre le cœur battant de l’histoire et sa restitution. Car au plateau aussi, tout est affaire de ce qui est montré au grand jour et de ce qui voudrait être dissimulé. Les panneaux-écrans qui bordent la scène hésitent entre opacité et transparence, révélant un bel espace de recherche des perspectives, des récits parallèles et de la suggestion. Pourtant, hormis un tapis rouge qui s’avance jusque dans le public et l’encadrement d’une porte entouré de deux petits gradins rappelant vaguement les pages d’un livre, c’est la sobriété qui règne.
Sur ce plateau quasi nu, c’est donc aux interprètes de s’emparer du texte pour donner corps à ce grand classique littéraire qu’est Le Rouge et le noir. Les costumes et le jeu comme palette de références, Simon Delgrange, Laureline Le Bris-Cep, Tonin Palazzotto et Bénédicte Simon se partagent l’intégralité des rôles, quand Jules Sagot campe un immuable Julien Sorel, détestable dans son ambition égocentrée à laquelle il aimerait pouvoir convertir le public… en vain. Au plateau comme dans le roman, et malgré ses accès de colère et ses caprices qui recentrent ponctuellement le regard sur lui, Julien Sorel est un homme esseulé face à une société qui le refuse et dont les codes oscillent entre cabotinage et sentimentalisme.
En à peine plus de deux heures, Catherine Marnas parvient ainsi à condenser le long roman de Stendhal, à laquelle elle ajoute une part de théâtralité qui recentre le propos sur le portrait social qui valut à l’auteur les critiques de ses contemporains. Ne prenant le parti d’aucun de ses personnages, la metteuse en scène semble poser le récit comme un énoncé de faits, laissant aux spectateurs le soin de juger en conscience les uns et les autres. Après tout, cette version du Rouge et le noir ne commençait-elle pas, comme un avant-goût, par le procès de Julien Sorel ?
Le Rouge et le noir
Création 2023 TnBA (Bordeaux)
Vu au Théâtre Molière Sète
Texte : Stendhal / Adaptation, mise en scène : Catherine Marnas /Adaptation, dramaturgie : Procuste Oblomov / Assistanat à la mise en scène : Odille Lauria / Scénographie, régie générale : Carlos Calvo / Création sonore : Madame Miniature / Lumière : Michel Theuil / Vidéo : Ludovic Rivalan / Régie générale : Christophe Robert / Costumes : Catherine Marnas assistée de Kam Derbali / Avec Jules Sagot, Bénédicte Simon, Laureline Le Bris-Cep, Simon Delgrange, Tonin Palazzotto
Du 13 au 14 mai 2025 : Théâtre des Salins (Martigues)
Le 16 mai 2025 : Théâtre Municipal de Béziers