400e anniversaire oblige, on a vu beaucoup de pièces de Molière cette année, mais ce n’est pas du tout ce que vous proposez. Parlez-nous de votre création, La Saga de Molière.
Pour l’anecdote, quand je parle de ce spectacle, j’aime bien rappeler les origines de son écriture. En 2019, je sors un premier spectacle qui fait un flop au niveau de la profession et je mets plusieurs mois à m’en remettre. Finalement je décide de partir sur les routes l’été avec la caravane et mon équipe, jouer dans les campings à la rencontre d’un vrai public. Je m’amusais à dire “de toute façon on n’a rien à faire dans les salles, ils ne comprendront jamais rien” (rire). On part dans cette énergie punk avec un spectacle festif. En parallèle, j’emporte avec moi Le Roman de Monsieur de Molière de Mikhaïl Boulgakov qui retrace la vie de Molière, où on raconte qu’après de nombreux échecs à Paris, il décide de partir avec sa troupe jouer dans les provinces avec ses tréteaux. J’ai eu une sorte d’éclair et je me dis “mais je suis peut-être la réincarnation de Jean-Baptiste Poquelin au XXIe siècle ! Peut-être que Les Estivants c’est l’Illustre Théâtre d’aujourd’hui (rire) !”. Je me le dis avec beaucoup d’ironie, mais j’ai trouvé qu’il fallait faire quelque chose de cette cocasserie. Donc j’ai commencé à m’amuser, à imaginer un récit inspiré par Le Roman de Monsieur de Molière et aussi par plein de biographes, surtout Alfred Simon que j’ai lu avec beaucoup de patience, de raconter la vie de Molière tout en faisant des liens avec notre propre histoire de jeune compagnie de théâtre. Et de voir comment la trajectoire d’un artiste du XVIIe pouvait continuer à résonner avec la trajectoire d’une compagnie du XXIe.
Toujours avec ce fil rouge de raconter la vie et l’œuvre de Molière…
La vie et l’œuvre, mais surtout la vie de cet homme et d’une troupe à travers lui, l’esprit de troupe. Ce qui n’était pas du tout la même chose que de s’amuser à monter une pièce de Molière, ou de raconter uniquement son travail d’artiste, mais vraiment le travail d’un homme amoureux du théâtre au sein d’une troupe de théâtre qui a œuvré toute sa vie à rendre cet idéal possible. Et de travailler sur son ascension, comment il est passé des années de province aux années de gloire qu’on connaît mieux. J’avais vraiment envie de m’axer sur ce chapitre-là qu’on connaît moins. Il n’est pas arrivé à la Cour en claquant des doigts, il y a eu des années d’échecs, d’erreurs, de ratages avant, dont j’avais envie de parler pour se rappeler qu’on n’est jamais un héros sorti de nulle part. Comme tout le monde, on est imparfait, on n’est pas comme il faut.
Vous êtes aussi l’autrice de ce spectacle. Vous avez relu tout Molière pour l’écrire ?
Oui, je me suis vraiment obligée à relire toute l’œuvre de Molière, même des pièces que je n’avais jamais lues avant (rire). Je me suis amusée pendant la création, on n’a pas arrêté de me dire “Est-ce qu’on va entendre la langue de Molière ? Il faut à tout prix qu’on l’entende !”. Et finalement, quand le spectacle commence, on annonce qu’on n’entendra pas la langue de Molière, qu’on n’entendra pas les grands tubes comme “Couvrez ce sein que je ne saurais voir”, une sorte de pied de nez. On a parfois des réactions de déception dans le public (rire). Je me suis inspirée de quelques œuvres dont L’École des femmes pour raconter l’histoire d’amour entre Armande Béjart et Molière, il y a quand même un peu de la langue de Molière… Quand ça arrive, on le formule : “Attention, vous vous apprêtez à entendre la langue de Molière, profitez-en, ça ne va pas durer longtemps !” (rire).
Vous tournez ce spectacle depuis un an, quels sont les retours du public ?
C’est très positif ! On nous dit souvent “C’est marrant, on ne sait pas si ça a commencé, si vous jouez ou pas, vous nous baladez comme ça toujours entre la fiction et la réalité”. Les spectateurs sont disposés autour de nous en tri-frontal, on a fabriqué nos tréteaux, il n’y a quasiment pas de changement lumineux pendant le spectacle, toute la machinerie théâtrale est là, à vue… Du coup, le spectateur a vraiment l’impression de rentrer dans nos coulisses, de participer à la création du spectacle pour la première fois avec nous. C’était vraiment un parti pris de mise en scène.
Votre compagnie est composée exclusivement de femmes. C’est une volonté propre ou un hasard ?
Quand j’ai monté la compagnie avec ma camarade Lisiane Gether, les personnes qui étaient autour de moi étaient des femmes, mais c’était un heureux hasard. Je ne me suis pas dit que je ne voulais pas d’homme. Mais au fur et à mesure, j’ai compris que c’était peut-être pas tant un hasard que ça, que la présence des hommes que j’ai pu rencontrer dans le théâtre m’a plus diminuée. J’avais besoin d’être entourée de femmes pour être plus créative, plus libre dans la manière d’appréhender mon travail. Et puis pour des questions toutes bêtes : s’il y avait eu un homme sur ce spectacle, je pense qu’on se serait posé les questions autrement. Il y a un garçon, donc c’est lui qui va jouer Jean-Baptiste Poquelin. C’est un académisme, un classicisme dans lequel je ne me suis jamais reconnue. Alors que tout à coup, l’absence de genre… Il y a un genre féminin mais on peut le noyer plus facilement, une espèce de neutralité dans les rapports, c’est important. Je m’amusais à dire “on n’est que des filles, si on veut mettre une moustache ou une perruque, on peut !”. Tout ce rapport au jeu comme on pouvait le penser quand on était enfant. On joue à jouer.
On a tout dit de Molière et des femmes : misogynie, féminisme… Quel est votre regard sur ce sujet ?
Je crois que c’est difficile de répondre de manière tranchée. Mais dans ce que j’ai pu lire de ses œuvres, à partir du moment où il rencontre sa seconde femme Armande Béjart, qui est beaucoup plus jeune que lui et qui pour son époque est assez féministe dans ses propos, j’ai l’impression que son œuvre s’ouvre un peu. Il y a déjà des citations dans l’œuvre de Molière qui sont empreintes d’un certain féminisme, avant la naissance même du féminisme. Il y a une réplique dans le spectacle issue de L’École des femmes qui dit “Je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde et de m’enterrer toute vive dans un mari…”. Il y a aussi les positionnements des personnages, comme Toinette dans Le Malade imaginaire, qui est un personnage de pouvoir qui manigance l’œuvre. Est-ce que ce n’est pas plutôt des questions sur les classes sociales ? C’est plutôt ça qu’il veut nous montrer, qu’on peut être servante et très maligne. Mais il y a souvent des personnages féminins qui ont faim de pouvoir.