Changer de cadre pour changer de propos
Il y avait quelque chose de l’ordre du pari, de faire ainsi le choix de s’imprégner, pendant une semaine, d’une culture qui m’était au moins en partie étrangère. Perdant peu à peu le contact avec la langue française au gré des escales qui me menaient en Bulgarie, passant tantôt par l’anglais – qui à ma grande surprise n’était pas si rouillé – à l’allemand – dont contre toute attente il me restait quelques bribes –, c’est en posant le pied sur le sol de Varna que j’ai saisi tout l’écart qui venait de se créer en quelques heures de vol.
Sur les façades des immeubles, sur les affiches publicitaires, sur les panneaux de signalisation, les lettres en cyrillique forment des mots que je ne sais pas même prononcer. Dans la voiture qui m’emmène jusqu’à l’hôtel – un bâtiment gigantesque d’héritage socialiste, le seul que l’on voit au loin depuis la plage –, ma conductrice me demande, dans un anglais teinté de son accent bulgare, de lire le mot qui s’affiche en grand et en couleurs, fièrement installé au bout d’une avenue très touristique. Heureusement, je connais ce genre d’installations prévues pour être prises en photo et partagées par les visiteurs. Les cinq lettres qui composent le mot et les deux « a » aidant, je vois « Варна » et je prononce « Varna », ce qui ravit mon accompagnatrice, heureuse de constater que je ne suis pas tombé dans le piège.
Et si l’anecdote n’a rien d’extraordinaire, elle vient finalement en introduction à une semaine qui se déroule au carrefour des langues, et souvent au-delà de celles-ci. Rapidement, je m’aperçois à quel point les liens se font, les messages passent et les propos évoluent, selon la manière dont ils sont transmis et reçus, ce qui est particulièrement vrai pour les créations artistiques qui nous sont présentées et qui mettent en lumière une approche inédite – pour moi – du spectacle vivant et de l’art en général.
Ce que la scène révèle du monde
Après deux années à fréquenter assidûment les théâtres, opéras, festivals et autres lieux de représentations de notre territoire, j’ai souvent assisté à des spectacles en langue étrangère sans pour autant l’approcher d’une manière différente de la création française. Et pour cause, les surtitres dans ma langue maternelle et le contexte global me ramenant sans cesse à ma zone de confort, il n’était pas nécessaire – je ne l’avais même pas envisagé – d’appréhender ce qui se passait sur scène avec un autre point de vue que le mien.
Mais lorsque, à Varna, les textes qui nous sont adressés en bulgare se retrouvent surtitrés en anglais, dans un contexte déjà propice aux échanges en langue universelle en raison de son caractère international, c’est une autre affaire. Par l’effort que cela demande malgré tout, le propos même de ce qui nous est montré sur scène perd son caractère prioritaire, au profit d’une certaine analyse de l’approche artistique et de la pratique du spectacle vivant.
Car en Bulgarie comme ailleurs, ce sont parfois des textes étrangers qui sont montés, des auteurs qui n’ont rien d’inconnu comme Ibsen, Baricco, Macmillan, ou la Française Salomé Lelouch, invitée pour l’occasion à découvrir une mise en scène de sa propre pièce. Pourtant, le passage du texte à la scène révèle une approche dramaturgique étonnante, de celles qu’on ne voit plus en France depuis un certain temps et qui semblent en décalage avec ce à quoi j’assiste jour après jour. Mais hasard de la programmation ou véritable état des lieux de la scène bulgare ? Difficile à dire avec un échantillon si restreint, d’autant que d’autres formes, comme celle proposée par le metteur en scène slovène Jernej Lorenci dans une réinterprétation du mythe d’Orphée, rejoignent parfaitement la dynamique artistique que l’on constate à l’ouest de l’Europe.
La critique comme vecteur artistique
C’est sous l’impulsion du festival Varna Summer que l’AICT a accepté de renouveler l’expérience d’un séminaire dans le cadre de cet événement. Dix ans après sa première édition au sein de ce même rendez-vous, le stage ainsi proposé aux jeunes critiques du monde entier met aussi en lumière toute l’importance du travail de critique et l’attente qu’elle inspire de la part des organisateurs autant que des artistes. Une importance qui, certes, ne contient pas les mêmes enjeux selon le pays représenté, mais qui trouve dans ce cadre tout son sens pour maintenir une ouverture, une connexion et des échanges en faveur de la création et de la diffusion.
Au fil des jours, journalistes et universitaires venus de France, de Pologne, de Grèce, de Chine ou d’ailleurs ont ainsi pu construire une réflexion globale, des débats parfois contradictoires, des constats, des espoirs et des regrets, autour du spectacle vivant qui trouve alors toute son universalité et – n’en déplaise à certains – son caractère a minima essentiel. C’est en tout cas l’image qui me poursuit depuis mon retour, au travers de cette vidéo adressée par une consœur Ukrainienne qui, de retour à Kiev après une semaine de respiration théâtrale, nous partageait les rues vides de sa capitale d’où s’échappaient pourtant le bruit des claquettes d’un danseur ou les notes de cornemuse d’un musicien…