Peux-tu nous rappeler ce que c’est, une ordalie ?
Une ordalie, c’est une épreuve physique qui va permettre de reconnaître l’innocence ou la culpabilité d’une personne. Quand on dit « ordalie », on va se rappeler du Moyen-Âge, mais ça se faisait aussi au temps des pharaons, et ça se faisait d’habitude aux femmes, aux sorcières. Par exemple, on a envoyé une femme dans le désert, si elle revient vivante, ça veut dire qu’elle est innocente. C’est ce qui s’est passé notamment avec Marie, la mère de Jésus. Dans un des évangiles apocryphes, quand elle est tombée enceinte, on l’a envoyée dans le désert et elle est revenue, c’est-à-dire qu’elle est tombée enceinte du Saint- Esprit, elle est encore vierge. On en faisait beaucoup au Moyen-Âge, et la pièce d’Ibsen, dont j’ai fait l’adaptation, s’ouvre sur une ordalie, sur une femme qui est soi-disant la mère du roi. On la fait marcher sur du feu et elle ne se brûle pas, c’est donc la mère du roi. C’est de la torture… d’habitude réservée aux femmes !
Ordalie, c’est aussi le titre de ta pièce. Qu’est-ce que tu peux nous en dire ?
Le spectacle parle des personnes de ma génération. Des personnes qui s’identifient comme hommes, des hommes nés au début des années 80 et qui ont grandi dans une impunité totale, où il n’y a jamais eu justice après la guerre civile, et qui essaient de questionner leur culpabilité par rapport au statu quo exercé au Liban depuis trente ans.
C’est une adaptation libre des Prétendants à la couronne d’Ibsen. Qu’est-ce que cette pièce apporte à ton propos ?
Il y a très peu de gens qui l’ont lue parce qu’elle fait partie des premières pièces et c’est la dernière pièce historique qu’il a écrite. C’est une saga avec plein de vikings, plein de batailles et l’histoire est hyper banale. Ce sont deux hommes qui se disputent le pouvoir, comme dans Le Roi Lear. C’est une pièce que j’ai beaucoup aimée, parce que je ne comprends pas, moi, cette aspiration au pouvoir, qui est souvent assignée aux hommes. Les gens disent qu’Ibsen n’aime pas les femmes. Ce n’est pas vrai du tout. Les femmes font avancer l’action dans cette pièce, mais elles ne sont pas là. Elles font avancer l’action dans les coulisses. L’histoire se passe après quatre cents ans de guerre civile en Norvège. Si maintenant je dis « guerre civile en Norvège », ça sonne très bizarre. Et Hakon Hakonsson, qui est soi-disant le descendant du roi, veut transformer la Norvège. « D’un royaume, la Norvège deviendra un peuple », c’est ce qu’il dit. Au Liban, depuis cette création de l’État du Grand Liban par les forces françaises, jamais ces tribus, ces confessions, ces personnes sur ce territoire ne sont devenues un État. Jusqu’à maintenant, nous sommes en train d’essayer de monter cet État qui, depuis cent ans, n’est pas… pour plusieurs raisons. La pièces se déroule sur les vingt dernières années de la guerre civile norvégienne. Pour Ordalie, j’ai choisi quatre scènes et quatre personnages d’Ibsen où il n’y a pas de combat, où l’action n’avance pas, où ça parle de poésie (rire), ça parle de pouvoir, ça parle de passion. Je voulais vraiment essayer de comprendre ce monde masculin. Les gens de ma génération, tous genres confondus, on est tout le temps dans le doute. Parce que oui, on va ouvrir la conversation, on va voir surtout ce qui s’est passé en 2019, après la révolution. Je suis lauréate de l’Ibsen Scope (organisation norvégienne saluant les travaux dramatiques autour de l’oeuvre d’Isben, ndlr), et la directrice ne comprend pas, elle dit « Même nous à l’Ibsen Scope, on n’a pas lu cette pièce, c’est une pièce de vikings » (rire). Mais à partir de cette pièce de vikings, bizarrement, parce que c’est après quatre cents ans de pourriture en Norvège et que nous vivons dans un marécage de pourriture, d’impunité, de corruption, ça fait que oui, ça peut ressembler à cette pièce écrite par Ibsen. Ordalie se passe sur une nuit, le 1er septembre 2020, c’est le centenaire de la création du Grand Liban. Et bien sûr, les politiques doivent célébrer ce centenaire, mais c’est un mois après l’explosion du port de Beyrouth. Et la pièce se passe cette nuit-là, où quatre acteurs vont se retrouver. On a fait la même école de théâtre, je bosse avec les gens que j’aime. Ils reviennent sur ces lieux qui ont été détruits par la dernière explosion dans la pièce, mais dans la réalité, ce n’est pas encore détruit. Et sur ce champ de ruines, pendant toute une nuit, ils vont tenter de rentrer dans l’action. C’est quoi, rentrer dans l’action, aujourd’hui, pour eux ? Peut-être que c’est de faire du théâtre, peut-être que c’est juste d’être ensemble autour d’une histoire. Ils vont essayer de rentrer dans l’action. Ils la cherchent, cette action, toute la nuit.
Tu expliquais le rôle des femmes dans la pièce d’Ibsen. Dans Ordalie, ce sont quatre hommes au plateau. Où sont-elles, pour toi ?
Elles sont sur le plateau aussi. Parce que ces hommes ont été élevés par des femmes. Et chez nous, le patriarcat est souvent protégé par le matriarcat qui existe. Elles sont au plateau… Chez nous, on dit « fils unique » pour un garçon qui a deux soeurs… Elles sont là. Le truc, c’est qu’avoir une fille pendant la guerre, c’est très dangereux. Une fille ou un garçon, c’est dangereux, mais l’enfant homme est assigné dès sa naissance, en période de guerre, à défendre la famille. Il est assigné en période de crise économique à aller chercher de l’argent. Sauf qu’en période de crise économique, en période de guerre, ce sont les femmes qui vont tout inventer. Au Liban, depuis 2019, je vois les femmes qui prennent plus de place dans les lieux publics. Cette place existait déjà, mais maintenant encore plus, parce que crise économique, parce qu’hommes au chômage, parce que la nature des choses fait que oui, elles trouvent des solutions. Comme dit un proverbe chez nous, si un obus tombe dans un panier d’oeufs, la femme va faire une omelette avec, alors que l’homme a envoyé la bombe. C’est très binaire comme manière de voir les choses, mais moi, aujourd’hui, j’avais vraiment besoin de savoir et de comprendre. Parce que ce ne sont que des hommes politiques chez nous. Dans l’histoire du Liban, on est dans cet échec d’ingouvernance, parce que des hommes ont décidé ça. Dans ma pièce précédente (Augures, ndlr), c’étaient deux femmes d’une génération plus ancienne que la mienne et il s’agissait beaucoup d’hommes, même si elles étaient seules au plateau. Là, il s’agit beaucoup de femmes. De féminin, disons, pas de femmes. De féminin et de masculin.
Quand tu présentes ton travail sur ce projet, tu mentionnes le fait que la pièce d’Ibsen se termine par l’instauration de la paix, alors que dans Ordalie tout part de cette paix…
Oui. La pièce d’Ibsen finit par l’instauration de la paix. Chez nous, ça commence dans les années 90, après l’instauration de la loi d’amnistie. Parce que ces quinze ans de guerre civile se sont terminées par une loi d’amnistie. Tout le monde oublie, tout le monde est pardonné. Résultat, on a une grande corruption. Ce sont les mêmes hommes qui ont fait la guerre qui gouvernent jusqu’à maintenant. Quand il y a des gens qui ont fait la guerre civile, qui ont été pardonnés et continuent à gouverner, on a ça. L’État ne va pas avoir lieu. C’est quoi, notre responsabilité, aujourd’hui, à nous tous et toutes ? C’est ce que j’essaie de trouver, et je n’arrive pas à comprendre. Mais je me dis qu’il y a sûrement une responsabilité. Ça ne peut pas être que la responsabilité de la génération d’avant. Ça ne peut pas être que nous, ou que nous avons hérité d’un pays qui est comme ça. On aurait pu peut- être faire quelque chose. Chez Ibsen, le personnage qui prétend à la couronne doute tout le temps. Et c’est ça le truc, c’est notre génération, elle doute. Elle doute. On aurait dû continuer, on aurait dû ne pas accepter. C’est ça, oui. J’ai hâte de la jouer au Liban, en fait. C’est la première pièce que j’ouvre en France. J’ai vraiment hâte de voir comment elle va être réceptionnée.
Tu as créé la pièce à Sens Interdits à Lyon, tu vas la présenter à la Biennale à Montpellier. Ce sont deux moments forts, engagés artistiquement et politiquement. Est-ce que ce sont des choses que tu prends en compte au moment de la création ?
Quand je fais des spectacles, parce que je sais que ça va être joué ici et au Liban, et des fois ailleurs aussi, je crée en pensant au public, car ils ont les mêmes problématiques. Il y a des choses auxquelles on s’attache. Il ne faut pas qu’on voie que c’est un spectacle venu d’un pays lointain qui raconte une histoire, qui témoigne de je ne sais pas quoi. Il faut qu’on puisse s’attacher. Après, j’ai politiquement et personnellement avec Sens Interdits une histoire qui dure depuis dix ans maintenant. En 2012, c’est Patrick Penot, le directeur, qui m’a invité pour mon premier spectacle que j’ai joué en France. Et depuis, je lui dois beaucoup sur le plan humain et politique, et dans mon parcours. À Montpellier, la camaraderie qu’il y a entre Nathalie Garraud, Olivier Saccomano et moi est vraiment… C’est très précieux d’avoir des interlocuteurs artistes avec qui on puisse parler, échanger… Parce que ce n’est pas seulement jouer à la Biennale, c’est ouvrir un théâtre. Le fait d’être à la Biennale, c’est comme une relation en train de prendre forme. Ces échanges et la relation que nous, dans l’équipe, avons avec cette ville depuis un an, avec ce théâtre, elle prend forme. J’en suis très contente. Je suis vraiment très émue et très heureuse de pouvoir partager ce travail.
Tu disais que tu avais hâte de voir comment Ordalie, créée en France, serait perçue au Liban. Est-ce que tu as la même approche quand tu arrives en France avec tes pièces créées au Liban ?
Non. Des fois, tu as des programmateurs ou des directeurs qui te disent « Mais c’est très local. C’est tellement dommage, Chrystèle, que tu aies fait un truc très local ». J’ai eu ça pour un spectacle sur la crise économique au Liban. « C’est quand même très local, c’est dommage »… Qu’est-ce que tu veux ? Un fromage local, oui, mais tu dis d’un spectacle qu’il est local (rire) ? Après, je fais de l’écriture contemporaine et j’écris avec le dialecte libanais. Il y a le dialecte libanais et l’arabe littéraire. Au Liban, les gens n’écrivent pas en arabe littéraire, ils écrivent en dialecte. Ça, c’est une vraie question sur l’écriture. Parce qu’il y a beaucoup de jeux de mots, et ce n’est reçu que par le biais du sur-titrage. Je travaille la traduction avec Olivier Saccomano et c’est magnifique de travailler avec un auteur. Mais ça, par exemple, c’est une des choses qui me frustrent dans ma pratique. Ça me dérange beaucoup que la langue passe par le biais du sur-titrage. Et sur les sujets… C’est sûr que j’ai le même imaginaire collectif que le public du Liban, alors qu’ici, on essaie d’imaginer…
En parlant de la langue… En France, les spectacles en langue arabe attirent beaucoup moins que les autres spectacles en langue étrangère. Est-ce que tu en as conscience ? Qu’est-ce que ça t’évoque ?
Bien sûr on peut constater ça. Une fois, on m’a demandé « Quelle langue islamique tu parles ? »… Mais politiquement, quand ça parle français sur le plateau, je mets de l’arabe sur le sur-titrage. C’est-à-dire que même si un nouvel arrivant, ou quelqu’un qui passe par là, veut voir un spectacle et ne parle pas français – parce que oui, ça peut exister –, je mets de l’arabe pour que ce soit lu. C’est un truc de classe sociale, je crois, qui est en rapport avec… « Ah, c’est des Arabes ! ». On n’associe pas cette langue à quelque chose d’ordre culturel, comme l’allemand ou l’italien, par exemple, qui sont des longues traditions de théâtre aussi. Je crois que ça doit être ça. Ça doit être vraiment ça.