La liberté n’a pas le même prix en France qu’en Iran. Emprisonnée pour un post publié sur les réseaux sociaux, une femme doit appréhender les cinq prochaines années de sa vie derrière les barreaux. De l’autre côté de la vitre du parloir, son mari tente de garder la face, rythmant leur relation au gré des visites hebdomadaires autorisées, sous une haute protection et sous la menace sans cesse renouvelée de la censure. Hormis leur quotidien désormais dicté par des règles auxquelles ils ne peuvent pas déroger, rien n’a encore véritablement changé entre eux. Mais condamnés à évoluer chacun de leur côté, le temps fait irrémédiablement son œuvre et les éloigne, imperceptiblement.
En dépit de leur séparation, une chose les lie encore malgré tout : leur passion pour le marathon, à l’origine de leur histoire commune. Courant à perdre haleine, l’un à l’air libre, l’autre enchaînant les allers-retours dans une portion de couloir entre deux portes, ils maintiennent tant bien que mal ce qui les unit envers et contre tout. C’était sans compter sur le fait que ce dernier socle pourrait être mis à mal sans qu’ils s’en aperçoivent. Acceptant à contre-cœur de servir de guide à une coureuse aveugle, et refusant dans un premier temps de s’éloigner de sa femme, l’homme finit par accompagner la jeune sportive à Paris, sans se douter que ce voyage n’aurait pas de retour.
L’histoire de Blind Runner ressemble à s’y méprendre au scénario d’une comédie romantique, mais il n’en est rien. Si ce récit est essentiel à la mise en place dramaturgique, son sens profond se situe ailleurs, partout ailleurs. Le metteur en scène Amir Reza Koohestani propose là une pièce qui aborde bien des sujets, tous aussi primordiaux les uns que les autres, sans pour autant alourdir son spectacle. De la dénonciation d’un système répressif et violent au questionnement des libertés de pensée, d’expression ou des femmes, il conçoit un objet artistique qui perturbe par son apparente austérité, mais qui touche particulièrement juste, par le sous-texte et l’atmosphère qu’il instaure plus que par l’interprétation à proprement parler.
Sur scène, Ainaz Azarhoush et Mohammad Reza Hosseinzadeh sont pourtant dévoués à leurs rôles. Dans un jeu entre la poésie très récitée et la performance sportive, ils imposent un rythme de longue haleine au gré de leurs courses effrénées d’un bout à l’autre du plateau. Leur respiration bruyante qui se poursuit jusque dans l’obscurité happe le public dans cette histoire qui joue alors sur l’empathie physique des spectateurs. Alternant ainsi ces épuisantes parenthèses et les déclamations textuelles, ils ouvrent peu à peu des constats ou des réflexions qui ouvrent le regard sur un monde en marche, sur ses incohérences et ses dysfonctionnements. Usant avec pertinence de la vidéo, captée et retransmise en direct sans redondance, et l’associant à certains codes du thriller au cinéma, Amir Reza Koohestani invite le public européen — a fortiori français — à se regarder dans un miroir.
C’est d’ailleurs ce que permettent le théâtre et les mots, deux outils que le metteur en scène s’amuse à aborder ouvertement, sans savoir s’il y cherche une certaine distance ou une forme d’identification. Toujours est-il que, notamment dans un contexte géopolitique particulièrement difficile et alors qu’une loi sur l’immigration est actuellement en cours d’étude, la parole artistique nous traverse sans peine, servie par une approche théâtrale qui déplace, qui étonne, qui questionne et ne laisse en aucun cas indifférent.