Qu’il est pesant, ce monde dans lequel Séverine Chavrier nous convie en adaptant à nouveau Faulkner pour la scène ! Prenant pour appui l’un des romans phares de l’auteur américain, la directrice de la Comédie de Genève propose avec Absalon, Absalon ! une traversée faite d’angoisses, de noirceur et d’autant de réalisme. Développant un travail cinématographique dans une forme transdisciplinaire qui n’oublie jamais de trouver son équilibre avec la théâtralité du plateau, la metteuse en scène pioche dans les registres de l’horreur et du docu-sensation, faisant du roman une pièce, de la pièce un film, et de tout cela un objet d’une grande puissance qui trouve un écho politique contextuellement fort.
Au commencement était ce qui ressemblait à une série documentaire mal doublée, comme celles qui pullulent sur les plateformes de streaming ou les chaînes télé à rediffusions et qui entendent tout relater sur le ton de la catastrophe. Dans ces premières images, Séverine Chavrier met déjà tout ce qui, à nos yeux d’Européens, fait la ruralité des États-Unis : l’argent, la propriété et le pouvoir, le tout sur fond d’esclavage, de religion et de patriarcat. Il faut dire que malgré l’anachronisme des canettes de Coca qui tombent littéralement du ciel, des voitures résolument contemporaines qui cohabitent dans l’espace, ou des armes factices tout droit sorties d’un magasin de jouets, le récit d’Absalon, Absalon ! est censé se dérouler hors de notre temps, autour de la Guerre de Sécession.
Néanmoins, c’est bien loin du XIXe siècle que nous plonge cette fresque qui se voudrait intemporelle mais qui, au regard du contexte géopolitique global dans lequel elle prend forme, éclate d’une violente contemporanéité. Ce texte ne fait pourtant que dresser le portrait d’un homme et de sa famille, portant à travers eux la narration de leur pays et de son histoire. Mais derrière le visage prédateur de ce Thomas Sutpen se lit aussi tout ce que vomit notre époque : un patriarcat et un racisme qui se révèlent dans une violence insidieuse installée depuis des siècles, et que cet Absalon, Absalon ! nous force à constater sans pouvoir s’y opposer.
Tenant à distance du public l’essentiel de l’action directe – sans pour autant lui en interdire totalement l’accès –, Séverine Chavrier pose en effet les spectateurs en voyeurs impuissants. Dans son travail dramaturgique, la metteuse en scène sait parfaitement s’entourer au bénéfice d’une forme épatante de précision et de rigueur. Et si l’approche du plateau se développe déjà avec une belle profondeur, notamment grâce à la scénographie de Louise Sari et aux performances chorégraphiques et musicales qui apportent un relief récurrent et dynamique à la pièce, c’est dans la recherche de l’image cinématographique que cette création rencontre la plus saisissante des réussites.
Sous la direction de Quentin Vigier aidé de l’œil précis de sa cadreuse Claire Willemann, Absalon, Absalon ! devient un objet de cinéma à part entière. Composant avec un important dispositif de caméras multiples – fixes et mobiles –, Séverine Chavrier conçoit une forme dans laquelle le théâtre et la vidéo sont interdépendants et s’entretiennent l’un l’autre dans une esthétique magnétique. La réalisation des plans – à l’écran comme au plateau – rencontre une photographie remarquable au profit des superbes lumières créées par Germain Fourvel.
Poignante par la malheureuse modernité de son propos, percutante dans sa forme pluridisciplinaire sans concession, cette création de Séverine Chavrier est impressionnante de rigueur, d’exigence et de précision. Portés par une troupe d’interprètes qui trouve son équilibre dans la justesse et la nuance, les personnages y suscitent toutes les passions, de la haine à la pitié en passant par la résignation. Absalon, Absalon ! est de ces pièces qui nous empêchent de fermer les yeux sur le monde autant que sur le spectacle vivant… Il en existe donc encore !
Absalon, Absalon !
Création au Festival d’Avignon
Crédits
Avec Pierre Artières-Glissant, Daphné Biiga Nwanak, Jérôme de Falloise, Victoire du Bois, Alban Guyon, Jimy Lapert, Armel Malonga, Annie Mercier, Hendrickx Ntela, Laurent Papot, Kevin Bah « Ordinateur » avec la participation de Maric Barbereau, Remo Longo (en alternance) / Texte William Faulkner / Traduction et relecture François Pitavy, René-Noël Raimbault / Adaptation et mise en scène Séverine Chavrier / Dramaturgie et assistanat à la mise en scène Marie Fortuit, Marion Platevoet, Baudouin Woehl / Scénographie et accessoires Louise Sari / Lumière Germain Fourvel / Musique Armel Malonga / Son Séverine Chavrier, Simon d’Anselme de Puisaye / Vidéo Quentin Vigier / Cadre vidéo Claire Willemann / Costumes Clément Vachelard / Conseil dramaturgique Noémi Michel / Éducation des oiseaux Tristan Plot
Dates
- Du 28 juin au 7 juillet : Festival d’Avignon
- Du 17 au 29 janvier 2025 : Comédie de Genève
- Les 5 et 6 février 2025 : Théâtre National du Luxembourg
- Les 13 et 14 février 2025 : Théâtre National de Liège
- Les 20 et 21 février 2025 : Bonlieu, Scène Nationale d’Annecy
- Du 25 mars au 11 avril 2025 : Théâtre National de l’Odéon, Paris
- Les 23 et 24 avril 2025 : Centre Dramatique National d’Orléans