Jean Bellorini : « Le TNP, c’est l’enfance qui est en chacun »

Directeur du Théâtre National Populaire de Villeurbanne depuis 2020, Jean Bellorini est aussi un metteur en scène prolifique dont les créations marquent à coup sûr les esprits et les rétines de ses contemporains. Particulièrement attentif à l’esthétique soignée de ses spectacles, il n’en oublie pas d’être le digne héritier de Jean Vilar en travaillant en faveur d’un théâtre exigeant, accessible et engagé.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
14 mn de lecture

C’est précisément ce théâtre engagé qu’il est venu proposer dans le cadre du dernier Printemps des Comédiens avec Les Messagères d’après Antigone de Sophocle, résultat de sa rencontre avec les comédiennes exilées de l’Afghan Girls Theater Group. Dans un autre registre, et avant que la saison 2024-2025 du TNP s’ouvre sur une programmation dense et variée, le metteur en scène investit la majestueuse cour du château de Grignan, dans la Drôme, avec son Histoire d’un Cid. Après une longue série estivale à l’occasion des Fêtes Nocturnes (du 27 juin au 24 août 2024), cette nouvelle création connaîtra par ailleurs une belle tournée à travers la France. Alors que les élections législatives n’ont pas encore eu lieu, j’ai souhaité revenir avec Jean Bellorini sur toutes ces actualités, des plus sombres aux plus réjouissantes.

Beaucoup de choses se sont passées, dans le monde et en France, depuis les prémices des Messagères en 2021. C’est encore possible de trouver un écho aux paroles de ces femmes afghanes après trois ans ?

Jean Bellorini : Quand on s’est rencontré, je voulais faire très attention à ne pas instrumentaliser. Il y avait plein de journalistes qui voulaient écrire, mais ces jeunes filles avaient besoin de temps pour se reconstruire, pour apprendre le français, pour comprendre ce qu’était la liberté, qui commence par la liberté de s’exprimer. J’ai plutôt freiné des quatre fers pour ne pas faire du théâtre et encore moins de la médiatisation de quoi que ce soit. C’était ubuesque, administrativement. Au départ, j’ai commencé à faire trois jours de travail en disant « Ça fait maintenant un an et demi que vous êtes là, je vais vous rencontrer, ça permettra de faire un petit lien, une fiche de paye entre deux statuts ». C’était très concret sans pour autant être malhonnête. On a toujours séparé très clairement les choses avec le TNP. Ce n’était pas de l’argent public fait pour du théâtre. Mais il se trouve qu’il y a eu quand même une rencontre artistique hyper forte. Antigone, ça a été une rencontre claire en disant « En fait, ça parle de nous, mais ça parle surtout de ceux qui sont là-bas ». Et c’est un peu naïf de ma part, mais j’ai découvert qu’elles étaient très fières de leur culture, de leur pays, de montrer des photos. Même si on raconte, et je veux bien le croire, que les talibans étaient là déjà, il n’empêche qu’elles avaient une vraie vie. Elles faisaient du théâtre, certes un peu en cachette, mais elles faisaient du théâtre. Elles n’avaient pas le voile tout le temps. C’est beaucoup plus complexe et paradoxal que tout ce qu’on peut dire.

Et cette aventure, qui est effectivement hors du théâtre dans un premier temps, mène à une véritable rencontre théâtrale.

Jean Bellorini : Tout d’un coup, exactement. Elles ont une espèce de grâce, de simplicité, de modernité, de douceur. Ce spectacle est entre la douceur et la fureur en permanence. Il ne faut pas que ce soit un cri de révolte, il n’y a pas de caisse de résonance pour les hurlements, il y en a partout. Mais peut-être que si on chuchote les choses, on les entend. Ce moment du spectacle a redonné aussi du sens à qui elles étaient et comment elles sont venues ensemble. Aujourd’hui, elles ont toutes grandi, évolué dans des directions totalement différentes. Se pose donc la question « Est-ce qu’on est toujours en phase avec ce qu’on dit ? ». Elles se construisent depuis trois ans pour ne pas être assignées à ce qu’on croit qu’elles sont, et c’est un peu contradictoire, mais je pense que ce spectacle les rattache. Il reste effectivement cette aventure qui est le point de départ de ce qu’elles sont en train de construire… Et c’est ça qu’on veut aussi raconter dans le spectacle. Et, bien sûr, continuer à être l’écho, le témoin de ce qu’il se passe aujourd’hui. C’est sûr qu’avec l’Ukraine, l’Iran, la Palestine, ce sont des grandes tyrannies qui oppressent et qui continuent à le faire, et c’est important de ne pas oublier. Qu’une guerre n’en chasse pas une autre ! Au contraire, parce qu’on pourrait vite zapper cette crise-là alors qu’elle est tellement prégnante, ça m’encourage à dire « Non, reparlons de ça, continuons à parler de ça ».

Les Messagères © Jean Bellorini

Cet entretien a lieu avant le premier tour des élections législatives. Toi qui as vécu cette aventure avec Les Messagères, quel regard portes-tu sur cette situation ?

Jean Bellorini : Je peux dire exactement ce que j’ai pu faire en 2021, que j’imagine ne plus pouvoir faire si le gouvernement change. C’est extrêmement concret. Sauver des vies humaines, on pourrait considérer que c’est important, mais au-delà de ça, culturellement, est-ce que l’art n’est pas le choc de plusieurs cultures ? Pour avoir un choc entre plusieurs cultures, il faut pouvoir mélanger les cultures. On a beau confronter l’art à l’éco-responsabilité, ce n’est pas pareil de manger des tomates qui ont poussé dans les 10 mètres carrés qui nous entourent, que de dire « Je ne vais lire que des livres qui ont été écrits dans les 10 mètres carrés qui m’entourent ». Revendiquer que le théâtre d’art, c’est un théâtre de diversité par principe, par essence, c’est tellement important ! Et ça dépasse les clivages politiques. Je ne parle pas de politique. Je parle de la fonction même de donner des récits du monde à partir de mélanges de notre humanité.

Ce mélange rejoint aussi le projet qui était le tien en arrivant à la tête du TNP. C’est quelque chose qui est important pour toi ?

Jean Bellorini : Oui, je ne travaille pas par thématique, je travaille par fidélité, par continuité. Je trouve intéressant que les spectateurs puissent revoir des spectacles d’artistes qui creusent quelque chose, et évidemment des nouveautés. Là, on aura un spectacle en dari, un spectacle en mandarin, un spectacle en russe… De manière totalement poreuse au monde, il se trouve qu’on entend une bonne somme de dictatures sans en faire un pamphlet. C’est assez étonnant de se dire que sur l’affiche, il y a ces spectacles dans des langues étrangères qui sont une super programmation pour les dictatures (rire). Il y a les États-Unis aussi, il ne manque que l’Iran…

Quelle a été ta réaction en constatant cette tendance ?

Jean Bellorini : C’est très troublant, et en même temps je me suis rendu compte que là, le TNP devient peut-être ce dont on rêvait en arrivant. Ce ne sont, je crois, que des spectacles qui s’adressent à l’enfant qui est en nous. C’est pour ça qu’il y a cette figure de Gavroche comme emblème de la saison. Et c’est ce qui m’a un peu rassuré en regardant la saison, c’est qu’on parle presque toujours de la part d’enfance qui est dans chaque spectateur. C’est ça qui peut fédérer des gens qui viennent pour la première fois ou des connaisseurs, des gens qui viennent de cultures totalement différentes, des gens qui viennent de conditions sociales totalement différentes. La définition du Théâtre National Populaire, c’est de mettre dans la même salle des gens les plus différents possible et de les réunir par un dénominateur commun. C’est l’enfance qui est en chacun.

Justement, je voudrais faire appel à l’enfant qui est en toi. Cet été, tu crées Histoire d’un Cid dans le cadre des Fêtes Nocturnes du château de Grignan. C’est un peu un grand terrain de jeu pour enfants, non ?

Jean Bellorini : Complètement. C’est même le parti pris, mais tout ça est inconscient. Ce qui m’importe, ce sont les trois jeunes gens, Chimène, Rodrigue et l’Infante, leur histoire d’amour. Donc c’est effectivement pour moi un terrain de jeu, au sens premier en mettant un château gonflable devant la façade qui se gonfle et se dégonfle au rythme des passions amoureuses qui s’effondrent et reviennent de manière illusoire, parce qu’un petit coup de cutter et tout s’effondre… C’est un terrain de jeu dans la mesure où ce sont les enfants qui racontent cette histoire. C’est l’héritage de nos pères, cet héritage de merde qu’on se trimballe toute la vie et qu’on assume, qu’on essaie de tordre et de transformer, mais on fait avec. Ça résonne curieusement avec ce que je disais de l’enfance et de toute la saison. Mais ce serait malhonnête de ma part de dire que je l’avais pensé.

Histoire d’un Cid © Jacques Grison

Grignan, c’est un endroit majestueux. Toi qui accordes une grande importance à la recherche scénographique, est-ce que ça te fait aborder la chose différemment ?

Jean Bellorini : C’est sûr que savoir que ce n’est pas dans une boîte noire, ça change tout. Et là, j’avais envie de raconter dans l’espace cet humour, en tout cas cette non-prise au sérieux de soi. On est face à un château qui se veut classique et on commence par mettre un château gonflable devant pour ne pas se poser la question de l’historique. On fait du théâtre d’aujourd’hui sans casser et sans dire qu’on réécrit forcément Corneille. Pour moi, ça le rend encore plus fort, parce que quand on entend les vers sonner, on se rend compte qu’il n’y a que des tubes, que des punchlines. C’est du même ordre que la scénographie où on est dans ce truc majestueux, mais on le contraste pour l’entendre mieux avec du plastique et cet espace qui est une projection mentale.

Avec cette création à Grignan, tu vas toucher un public qui n’est pas nécessairement habitué à aller dans les théâtres…

Jean Bellorini : Le public de Grignan est clairement plus populaire que le public d’Avignon, par exemple. Plus mélangé, plus naïf au sens noble du terme. Certes, on y pense et c’est exactement ce que je défends toujours, de ne pas faire du théâtre pour des théâtreux mais de continuer à faire du théâtre d’art, ne pas non plus faire du musée. C’est une question d’équilibre. Forcément, si quelqu’un s’attend à voir Le Cid devant la façade du château en costume d’époque, il sera déçu. Mais peut-être que même ceux-là, au final, auront entendu vraiment Corneille, auront entendu les passions. Aujourd’hui, c’est impossible que la finalité de ce qu’on fait nous donne à croire que le monde va mieux, ou peut se comprendre mieux après qu’avant. On expose le chaos et ça nous donne encore plus de chaos. On oublie l’Infante, toujours, je trouve que c’est l’un des plus beaux personnages. On lui donne des mots à la fin, plus ou moins issus d’une lettre de Duras, une déclaration à un amour perdu qui dit « Ne réponds jamais à cette lettre. Je suis infidèle. Les amoureux sont infidèles, mais ma manière de t’aimer, c’est de te le dire une dernière fois et de te demander de ne plus jamais me répondre ». Je trouve que ça fait plus écho à notre façon d’appréhender le monde aujourd’hui que d’entendre juste l’Infante dire « Je renonce ». Pourquoi ? Juste parce que tu es la fille du roi et que tu n’as pas le droit ? Ce n’est plus tout à fait ça.

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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