En 2024 au Théâtre Garonne, nouvelle saison rime avec nouvelle direction en la personne d’Aurélien Bory. Le directeur artistique de la Compagnie 111 n’en est pas à ses premiers pas aux côtés de la scène européenne de Toulouse, avec laquelle il développe depuis de nombreuses années un lien fidèle et récurrent. Déjà sensible au projet du lieu, il en prend désormais les commandes avec la volonté d’en faire un espace de créations, de rencontres et de coopérations qui s’affranchirait des frontières comme des étiquettes.
Ajoutant cette nouvelle corde à son arc, Aurélien Bory n’en oublie pas pour autant son travail artistique personnel. S’il souhaite consacrer cette saison 24-25 à la mise en place de son projet pour le Théâtre Garonne, de nouvelles créations sont déjà en projection dès 2026. En attendant, la Compagnie 111 sillonne les routes avec les pièces du répertoire, à l’instar de la dernière en date, invisibili, auréolée du Prix de la critique 2024 pour la meilleure performance.
Tu arrives tout juste à la direction du Théâtre Garonne à Toulouse, ce n’est pas un lieu inconnu pour toi ?
Aurélien Bory : Non, vraiment pas. J’appellerais ça un lieu des origines, puisque quand j’arrive à Toulouse, j’arrive directement à Garonne pour voir un spectacle de Mladen Materic et le rencontrer (Mladen Materic était un artiste complice et fidèle du Théâtre Garonne depuis son arrivée à Toulouse en 1992, il est décédé en juin 2024, ndlr). Mais j’avais entendu parler du Théâtre Garonne avant d’arriver à Toulouse. Pendant mes études à Strasbourg, j’avais vu un spectacle de Tadeusz Kantor qui avait été créé ici… Il y avait des petits signes comme ça, puis je me suis formé auprès de Mladen Materic, je suis devenu acteur dans sa troupe qui était en résidence ici. Et quand j’ai commencé la Compagnie 111, j’ai créé notamment Plan B ici, qui est un peu le spectacle phare de la compagnie. Mes liens avec Garonne sont nombreux, jusqu’à présenter en collaboration avec le Capitole un opéra contemporain, Dafne, qu’on a joué ici en mars 2023. C’est une histoire un peu continue, Garonne a jalonné mon parcours. Donc quand je décide de candidater pour la direction, c’est vraiment aussi au regard de tout ce lien avec Garonne. Pour moi, ça fait sens. C’est un lieu que j’aime beaucoup, dont j’ai beaucoup apprécié la ligne artistique, où j’ai beaucoup apprécié jouer en tant qu’acteur et en tant que metteur en scène. C’était assez naturel pour moi de vouloir être à cet endroit-là, qui est l’endroit de trait d’union entre les œuvres et les artistes.
Comment on se détache de cette approche sentimentale et artistique pour endosser le rôle de directeur ?
Aurélien Bory : Le rôle est très différent et le lieu, je ne l’ai pas pensé par rapport à mon propre travail, tout simplement. J’ai eu aussi cette pensée de manière générale quand j’avais postulé pour le TnBA à Bordeaux il y a une dizaine d’années. C’est un centre dramatique national, on attend quand même de l’artiste qui parle de lui, mais je n’avais absolument rien écrit sur mes projets de création. J’étais focus sur l’accompagnement des artistes, mettre en place des conditions favorables et fertiles pour la création, des notions de coopération, des notions qui sont déjà à l’œuvre ici. Le rôle d’un théâtre, ce n’est pas le rôle d’un artiste. C’est quelque chose dont on a pu voir un peu les prémices dans mon travail au Théâtre de la Digue. La Compagnie 111 s’y est implantée fin 2015 et on a reçu énormément de compagnies et d’artistes. Ça dénote un peu mon intérêt pour être à cet endroit-là, l’accompagnement des artistes. Je pense que c’est le rôle d’un théâtre comme le Théâtre Garonne, d’autant plus dans notre période où les moyens s’amenuisent. Il faut réfléchir à ça et essayer de quand même faire exister quelques aventures.
Ce qui se manifeste d’ailleurs dans cette saison 24-25 avec beaucoup de productions, coproductions, de créations, d’accueils… Tu n’as pas élaboré cette saison, mais tout ça fait déjà partie de l’accompagnement que tu affectionnes particulièrement ?
Aurélien Bory : Tout à fait, il y a beaucoup d’exemples qui sont ce que j’ai envie de développer et de faire par la suite. Déjà, la présence sur le temps long, comme Madame L’Aventure pendant trois semaines au mois de novembre. Ensuite, des créations internationales, comme la création de Meg Stuart en octobre. Et puis toujours garder cette ligne artistique du Garonne, je m’inscris dans la continuité. La création, c’est comme le fleuve, on ne se baigne pas deux fois dans la même eau, donc la création change. Et Garonne accompagne ce mouvement de la création contemporaine, donc bien sûr il va y avoir des changements. Mais le garderai cette ligne artistique, à savoir les nouvelles écritures ou les écritures qui s’inscrivent dans un certain renouvellement des formes.
Il y a aussi la transdisciplinarité, les artistes peuvent arriver de toute discipline, il n’y a pas cette notion-là comme un critère. On ne qualifie pas les choses, et ça me fait très plaisir parce que j’ai beaucoup souffert de ces catégorisations. Donc accueillir toutes les formes sans distinction, et puis toutes les géographies. C’est la proposition artistique qui compte, qu’elle soit d’ici ou d’ailleurs on considère les choses de la même manière. Je suis persuadé que tout acte de création efface par lui-même toute notion de frontière et que c’est très fertile. J’ai eu de la chance, de rencontrer Mladen Materic qui venait de Sarajevo, c’est-à-dire aussi d’une autre pratique du théâtre, d’une autre approche… Et c’est ultra fertile de confronter ces approches et d’apprendre. Donc à chaque fois qu’un artiste vient à Garonne, il y a ce but-là d’apporter quelque chose qui puisse aussi avoir des conséquences ici.
Justement, le Théâtre Garonne est labellisé scène européenne, qu’est-ce que ça implique ? Est-ce que ça change la manière d’appréhender les choses ?
Aurélien Bory : Oui, ça change. Déjà, il y a l’ambition de devenir un pôle européen de création. C’est un dispositif qui émane du Ministère de la Culture, mais on a besoin du soutien des collectivités territoriales. C’est une chose importante pour Garonne d’enfoncer le clou, que son ambition soit clairement nommée. Dès que je suis arrivé, j’ai voulu mettre en place aussi des actions de formation. Parce que les artistes qui viennent ici, surtout s’ils viennent de loin, il faut absolument qu’il y ait un échange ici, un partage. J’ai essayé de mettre des petites touches d’approche dans cette saison, de dire « on est très intéressé par certaines écritures qui viennent d’ailleurs et qui nous semblent estimables ». Par exemple, la présence de Tim Etchells tout au long de l’année qui va aussi donner des workshops, non seulement dans le cadre de Supernova, mais j’aimerais beaucoup organiser au mois de juillet un workshop avec lui, ouvert aux artistes de la région. Tim Etchells, je le considère comme un des plus grands dramaturges d’aujourd’hui et on a de la chance qu’il accompagne un peu cette saison à Garonne, dans plusieurs tempos.
Pour moi, l’ambition européenne, elle est là, c’est-à-dire d’aller chercher, d’accompagner et d’accueillir des artistes qui viennent d’Europe ou d’ailleurs, mais aussi de les engager dans le processus de Garonne, qu’il y ait un impact de leur présence. Je ne veux pas calquer mon parcours aux autres, mais j’ai vécu ça et c’est ce que j’espère pour d’autres, on ne sait jamais ce que ça peut donner. Ça peut créer des rencontres, ça peut donner naissance à des nouveaux projets. J’avais appelé mon projet « Partager l’aventure », ça veut dire tout ça. Tant mieux s’il y a des artistes qui viennent de loin et qui apportent leur façon de voir qui n’est pas tout à fait la nôtre. D’ailleurs, on ne sait pas trop ce que ça veut dire, « la nôtre ». Et tant mieux si ça peut inspirer des artistes d’ici. Il y a évidemment une chance pour tous les publics de découvrir des formes très diverses, mais il y a aussi ce souci que ça crée des rencontres et même que les artistes qui viennent soient inspirés. Mon focus, c’est vraiment celui de la rencontre, de la coopération.
Et sous cette casquette de directeur, quelle place tu comptes laisser à la poursuite de ton travail artistique ?
Aurélien Bory : C’est d’abord priorité à Garonne pendant au moins toute cette saison pour que je puisse lancer le projet. Après, je continue à créer, donc j’ai des projets, mais pour 2026. Ma dernière création invisibili date d’il y a un an, elle est présentée au mois de novembre au ThéâtredelaCité. Ce qui est bien d’ailleurs, ce décalage, ça me permet de montrer quand même une pièce au public toulousain sans avoir eu besoin de créer en 2024. Pour l’instant, c’est le répertoire qui tourne. Et les créations, ça va être autour de la musique. J’ai un beau projet avec Thibaut Garcia qui est guitariste et Aure Wachter qui est danseuse, un peu dans la lignée des portraits de femme que j’avais entamée, mais du côté de la musique et de l’art du mouvement et du dispositif, dans une lecture scénographique. C’est la base de tout mon travail, j’essaie de trouver des dispositifs à partir desquels se déploie une dramaturgie. C’est le dispositif qui forme la dramaturgie. Ce qui m’intéresse, c’est le recours aux machines, au dispositif qui a une action sur les interprètes. Et ça, c’est pour 2026. Il y a aussi des projets d’opéra, ça va être ma période très musicale en 2026 et en 2027 (rire).
Tu parlais de partir à la rencontre du public toulousain, c’est un besoin que tu ressens au moment où tu arrives à Garonne ?
Aurélien Bory : Pas forcément, je ne le lie pas du tout à mon arrivée à Garonne. Par contre, c’est vrai que le fait d’être un artiste, il y a un certain rapport au public qui peut être un peu modifié. Donc je sépare bien les choses, mais je pense que dans le public toulousain, certains connaissent mon travail, voient un peu mon approche et vont la reconnaître, soit dans la programmation, soit dans les différents gestes… Par exemple, je pense très sincèrement encadrer des ateliers ici, c’est aussi l’intérêt d’avoir un artiste à disposition (rire). Je vais pouvoir aller vers les publics et mettre les mains dans le cambouis, d’une certaine manière. Et ça me plaît beaucoup d’avoir un rapport à la création. Je pense que Garonne, et le théâtre d’une manière générale, incarnent ça. On parle de formes à naître, d’un rapport à l’art, de comment l’art est important dans nos vies ou pas et comment ça peut prendre une place. Le recours à l’art et aux représentations, c’est quelque chose qui existe depuis la naissance de l’humanité, donc c’est une promesse. Le théâtre incarne un peu cette promesse, il faut être dans ce rapport-là et j’ai envie d’être aussi à cet endroit-là.
Ce qui pourrait presque se rapprocher des missions d’un CDN au final…
Aurélien Bory : Oui, ça pourrait. J’ai en tête Renaud Herbin (directeur du CDN de Strasbourg de 2012 à 2022, ndlr) qui, pendant un temps, n’a pas créé. Par contre, il a voulu mettre le public dans des situations d’ateliers, de création, une chose assez ouverte et assez généreuse vers tous les publics, professionnels ou non. Cette démarche, je l’ai beaucoup appréciée, ça fait une source d’inspiration. Maintenant, le fait de ne pas être un CDN me met totalement à l’aise dans le sens où il n’y a pas d’obligation. Il y a mon travail artistique, c’est une chose. J’ai besoin de trouver des partenaires qui ne sont pas Garonne. Ça ne veut pas dire qu’il n’y aura rien à Garonne me concernant, j’ai toujours présenté des choses ici, ce serait bizarre de ne pas continuer à le faire, mais ce n’est pas dédié. Il faut aussi que je sois assez clair, puisque je dirige et le théâtre et la compagnie, qu’il n’y ait pas des conflits d’intérêt. J’y serai très attentif.
D’autant que, comme tu le disais, les circonstances actuelles sont extrêmement compliquées…
Aurélien Bory : C’est ça. Là-dessus, je serais très rigoureux. Pour moi, Garonne incarne un théâtre prototype et j’ai envie que ça marche. Donc je serais très vigilant sur le cadre et sur les choses à faire ou à ne pas faire. J’ai envie de m’engager avec beaucoup d’ouverture et de générosité, c’est ça qui m’intéresse. Cet endroit, le fait d’être un artiste et de comprendre aussi par où passe l’action de création et de production, je pense que c’est un atout pour accompagner d’autres artistes, accompagner les publics et être dans ce rapport aux choses sensibles. J’ai deux casquettes, mais je suis quand même une seule personne, j’aborde cette chose du côté de la sensibilité. Il faut vraiment être disponible à toutes les formes, disponible à tous les publics… Je me suis rendu disponible pour essayer de diriger Garonne.