Anna Solal : « Mon travail repose sur une sorte de dialogue entre moi et la matière »

Jusqu’au 28 décembre 2024, le Frac Occitanie Montpellier présente les œuvres d’Anna Solal. Cette exposition intitulée "Mille Projectiles" s’inscrit dans la programmation du nouveau directeur Éric Mangion et a été réalisée avec la commissaire Marine Lang (directrice de Mécènes du Sud).

Thibault Loucheux-Legendre
Thibault Loucheux-Legendre  - Rédacteur en chef / Critique d'art
10 mn de lecture

Anna Solal développe une pratique en assemblant des objets (souvent des rebuts technologiques de notre société deconsommation) qu’elle collecte lors de ses sorties. Ces objets sont assemblés, collés, cousus, créant ainsi une forme souventfigurative et toujours poétique. Si l’artiste évoque régulièrement un état d’inquiétude face à notre société contemporaine, Marine Lang nous dit que le travail d’Anna Solal « n’est pas qu’une vision pessimiste du monde. Il y a toujours une tension sur quelque chose de bienveillant par rapport à l’humain. Certains personnages sont aussi des sauveurs et des sauveuses dans l’exposition, avec la possibilité d’un miracle »

Je crois que vous avez commencé la pratique artistique très jeune…

J’ai toujours dessiné, j’ai jamais vraiment hésité dans la direction que je voulais prendre enfant. Du coup ça a rassuré mes parents de voir que ce n’était pas une lubie. Comme j’ai toujours su ce que je voulais faire, ça restait crédible. J’ai fait l’école des Beaux-Arts de Bruxelles. Après j’ai fait la résidence de la Cité internationale des arts à Paris et puis de fil en aiguille les expositions se sont très vite enchaînées. J’ai fait des expositions collectives et j’ai rencontré pas mal d’artistes et ça me paraissait naturel de rester là.

Vous vous inscrivez dans une génération d’artistes qui accordent de l’importance à la récupération, à la collecte…

Oui… enfin oui et non. Oui parce que je récupère des matériaux pour plusieurs raisons. Ils peuvent m’intéresser pour leur forme, leur couleur, leur matière, leur sens ou plusieurs de ces
caractéristiques en même temps. Après, je ne suis pas vraiment une artiste conceptuelle dans le sens où le médium serait le message. C’est vrai que je ne me sens pas vraiment affiliée à cette génération-là qui va utiliser le médium comme message. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas non plus un message, mais ce n’est pas que ça.

Qu’est-ce que c’est d’autre ?

C’est des éléments qui constituent l’œuvre, c’est la matière première. C’est un travail de collage. J’utilise ce que je trouve autour de moi. Dans un premier temps, ça pouvait être des produits ménagers ou de la cuisine que je trouvais dans des magazines quand j’habitais à Pantin. Tout ce vocabulaire-là du quotidien m’intéressait. J’aime bien m’intéresser à l’objet. Par exemple, dans l’exposition qui s’intitulait La salle de bain que j’avais faite à Prague, j’avais fait une série de miroirs dans laquelle je transformais des rasoirs en oiseaux. Du coup tout ce travail autour de l’objet du quotidien qui permet de révéler des aspects aliénants, c’est un travail très intimiste qui fonctionne par énigme.

Est-ce que vous pouvez m’expliquer ce qui justifie que l’objet est collecté ?

Cela dépend vraiment à chaque fois. Pour vous donner un exemple, les écrans de tablettes ou de téléphones portables, c’est une surface noire, brillante, qui est brisée et je vois ce côté « marbre », ce côté « éclair » qui est assez beau, qui donne une impression paradoxale de grande préciosité. C’est ce rapport-là à la matière que je vais essayer de venir chercher dans les objets. Mais bien sûr ça convoque aussi du sens.

Vos pièces sont-elles déjà construites dans votre esprit quand vous collectez ces objets-là ? Ou alors c’est l’objet qui définit un petit peu le processus créatif après ?

C’est une question intéressante. C’est les deux en fait. C’est un va-et-vient entre ce que la forme me suggère et ce que moi je désire. Il y a un panel de sujets, d’obsessions, de démarches… C’est un aller- retour entre ce que je souhaite faire et ce que la forme me suggère. Mon travail repose sur une sorte de dialogue entre moi et la matière. J’essaye justement de ne pas faire comme les artistes conceptuels qui vont dire « moi j’utilise ça parce que ça va pouvoir dire ça ». Mais au contraire, s’il faut changer d’avis, de projet, alors laisser le projet évoluer.

Avez-vous des influences, des artistes qui ont pu avoir une importance dans votre travail ?

Bien sûr. La photographie des années 1930 de Dorothea Lange, Walter Evans ou August Sander notamment, par la façon qu’ils ont de traiter la thématique de l’inquiétude. Ce sont des choses qui ont l’air d’avoir aucun rapport avec mon travail parce que c’est de la photographie documentaire, mais en fait je pense qu’il y en a. Je pense au lien à l’autre, au fantôme, à une forme d’âpreté. Dans les artistes de ma génération, je pense avoir été beaucoup influencé, comme beaucoup d’entre-nous, par Jasper Spicero, Dora Budor ou d’autres artistes. J’ai aussi été influencé par la littérature, mon père travaille sur Huysmans et Sainte Lydwine fait partie d’une série des alités, une série de dessins que je n’ai jamais vraiment montré, mais que j’ai fait quand je suis arrivée à Paris en 2016, 2017… J’avais déjà représenté Sainte Lydwine pour les éditions Millon. Je m’inspire beaucoup de textes littéraires, de morceaux de textes. J’ai été beaucoup influencée par l’œuvre de Jean Genet, notamment le Journal du voleur dans lequel il parle de sa mythologie personnelle. Il est pupille de l’assistance publique et il ne sait pas qui sont ses parents et il réinvente là d’où il vient et il y a un passage dans lequel il parle de fleurs. C’est un passage assez violent où il parle des fleurs qui se sont nourries des terres de Gilles de Rais. C’est un passage très violent, très lyrique et ça m’a donné envie de créer la rose qu’on peut voir dans l’exposition au Frac. C’est un peu l’allégorie absolue en poésie, chez Jean Genet ou Paul Célan… On a une rose là qui est urbaine, cousue, avec le motif du ballon de basket… Elle est à la fois brutale mais avec une forme de tendresse.

Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier – Photo : Thibault Loucheux-Legendre / Snobinart

J’ai l’impression que vos œuvres hésitent entre la société contemporaine et l’univers fantastique…

Oui, je pense que l’un n’exclut pas l’autre. Je pense qu’il y a quelque chose qui est à fleur du fantastique, un peu futuriste, à la fois avec quelque chose de sombre et aussi quelque chose de chaud. Je pense à la pièce des Cerfs-volants siamois, c’est une pièce avec un personnage qui tire la langue… il y a aussi une forme de joie ou quelque chose qui ne se résigne pas à s’éteindre. Finalement, ça prend toujours de nouvelles formes mais la vie subsiste d’une certaine manière.

Est-ce que votre travail est engagé ?

Ce n’est pas à moi de répondre à ça.

Pourquoi ?

C’est au regardeur de juger le travail.

Le monde d’aujourd’hui, qu’est-ce qu’il vous inspire ?

Répondre comme ça… C’est compliqué…

Pourtant il a l’air d’être omniprésent dans votre travail quand on regarde vos pièces…

J’essaye de répondre d’une certaine manière à ces sujets du narcissisme, de la guerre, l’idée d’une Europe qui est menacée… J’avais fait dans l’exposition Le bréviaire à Londres une pièce où j’avais dessiné trois personnages scouts et en France le scoutisme est très lié au catholicisme. C’est une pièce que j’avais réalisée à Rome, dans une situation politique particulière avec toute cette idée des réminiscences du fascisme qui n’est pas forcément absente de l’œuvre sous une forme plus abstraite, sous la forme du danger ou de l’inquiétude… Pas forcément comme une thématique, plus quelque chose qui est un peu distillé… En tout cas je pense que l’inquiétude est présente dans cette exposition.

C’est un mot que vous dites souvent, « inquiétude »…

J’essaye de garder une vraie intimité dans l’œuvre. Même si elle ne se dévoile pas. Qu’elle reste quelque chose de très ouvert pour le regardeur. Ce n’est pas forcément des œuvres qui sont froides, elles sont aussi en mouvement, voire même drôles par certains aspects. Il y a des matériaux très dérisoires qui sont utilisés…

Il y a aussi un aspect poétique dans vos œuvres. Dans un monde qui met l’accent sur le drame, ce qui peut rester au fond c’est la poésie. Vous la recherchez cette poésie ou elle se déclenche un peu de manière magique ?

Le matériau poétique oui, il sert de support. C’est une influence, il vient influencer l’œuvre plastique. C’est vraie que cette dimension mystique dansmes influences par la musique, avec des musiciens comme David Tibet, qui essaye de faire des choses qui n’excluent pas un rapport de vulnérabilité, avec un rapport très habité…

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Par Thibault Loucheux-Legendre Rédacteur en chef / Critique d'art
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Après avoir étudié l'histoire et le cinéma, Thibault Loucheux-Legendre a travaillé au sein de différentes rédactions avant de lancer Snobinart et de se spécialiser dans la critique d'art contemporain. Il est également l'auteur de plusieurs romans. 06 71 06 16 43 / thibault.loucheux@snobinart.fr
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