Vous êtes à Pézenas en tant que marraines de ce festival. Qu’est-ce que ça vous évoque ?
Julie Gayet : Le marrainage… C’est une grande responsabilité (rire) ! J’ai l’impression que c’est comme une façon de mettre en lumière le festival et donc les festivals d’été en général. Mettre en avant le spectacle vivant après cette période difficile, l’envie de retourner au théâtre, d’aller voir des spectacles ensemble.
Judith Henry : C’est vrai, c’est un peu comme Delphine Seyrig dans Peau d’Âne… J’espère qu’on est les bonnes fées de cette édition (rire).
Vous présentez Je ne serais pas arrivée là si…, comment s’est passée votre rencontre autour de ce spectacle ?
JH : J’avais rencontré Annick Cojean dans un festival de lecture en Bretagne. Son livre venait de paraître chez Grasset. On l’a lu toutes les deux, elle faisait son rôle et je faisais quelques interviewées. Cela a eu un certain impact sur le public, surtout pour les femmes qui étaient là. Nous avons eu des discussions après, elles disaient que ça faisait vraiment du bien d’entendre ces paroles de femmes, que ça donnait envie de se bouger, de se battre, qu’il fallait que les jeunes filles entendent ça, les jeunes garçons aussi… J’ai eu envie de continuer. Parce que c’est souvent frustrant, les lectures. On les fait une fois, deux fois et après c’est fini, mais c’est quand même beaucoup de travail. J’ai donc cherché un théâtre pour le faire, puis j’ai cherché une partenaire… Les six portraits que j’ai choisis, ce sont des femmes engagées. Julie est elle-même très engagée, dans beaucoup de causes importantes à mes yeux et importantes aux yeux de tous, je pense. C’était vraiment une merveilleuse actrice à qui confier cela. Elle m’a dit oui tout de suite, je n’en revenais pas.
JG : C’était une très belle rencontre, je ne veux plus que ça s’arrête ! J’avais une grande admiration pour Judith Henry depuis toujours, depuis qu’elle a commencé le cinéma. Elle a toujours fait les choses avec intelligence, avec nuance, avec délicatesse. Son travail fait sens, elle essaie d’aller plus loin, de donner au plus grand nombre des choses pas forcément évidentes, mais toujours avec cette envie de casser les clichés, les barrières, les a priori. Sur la question des femmes, elle a voulu trouver une façon positive de l’évoquer dans une période où on sent bien qu’il y a deux générations qui se confondent. La jeune génération qui a vraiment avancé très vite sur les questions de parité et d’égalité, et une génération qui a un peu plus de mal avec le féminisme, peutêtre parce qu’elle l’a trop intégré… Ce projet est à l’inverse de toutes ces polémiques en ce moment. Ce sont des portraits de femmes qui sont là depuis des générations, qui nous ont ouvert la porte, qu’on connaît plus ou moins, sans que ce soit écrasant. Ce ne sont pas juste des femmes puissantes, elles nous permettent de comprendre qu’on est effectivement toutes femmes, qu’on est renvoyées sans cesse à cette identité, qu’elle nous a constituées, et que même si on ne le veut pas, on affronte en réalité les mêmes problématiques de société. D’une certaine manière on peut faire quelque chose d’extrêmement positif, quelque chose d’ensemble… C’est vraiment un spectacle sur la sororité, toutes générations confondues. Je crois qu’on ressort du spectacle avec un nouveau regard.
S’agit-il davantage d’une démarche artistique, d’un manifeste, d’un hommage, ou tout ça à la fois ?
JG : C’est un vrai pari artistique, de plonger dans cet univers. Avec une vraie volonté de la part de Judith d’aller dans un théâtre privé, d’aller vers le plus grand nombre. Ce n’est pas un chemin habituel pour ce type de projet. C’est quand même une proposition artistique, dans la rigueur, la simplicité et la sobriété de la mise en scène de Judith. Et au final, après avoir entendu ces textes résonner, on a l’impression qu’on fait du militantisme et que c’est extrêmement politique (rire)… Alors qu’on était parties plutôt pour quelque chose de très personnel. Ce n’est pas donner la parole aux femmes puissantes et inaccessibles. Ce qui est très fort dans les textes qu’a choisis Judith, c’est de montrer qu’elles viennent parfois de milieux très simples, qu’elles ont eu des parcours durs… J’aime beaucoup ce proverbe japonais « sept fois à terre, huit fois debout », et c’est vraiment ça. On sent qu’elles ont été frappées, qu’elles ont eu dans leurs parcours des difficultés comme nous toutes, comme nous tous, et on voit comment elles ont rebondi. Mais ce n’était pas une volonté de faire un spectacle militant à la base. Ça au moins, on peut vous l’assurer. Mais d’une certaine manière, c’est militant. Ce qui est fou, c’est que le fait de faire des portraits de femmes soit tout de suite perçu comme ça.
JH : C’était pour vraiment faire entendre les mots. C’est aussi se dire qu’on ne donne toujours pas tellement la parole aux femmes. Même si ces interviews existent dans le journal Le Monde, on ne les lit pas forcément, ça ne paraît qu’un jour… Ça reste maintenant grâce à Internet, mais plein de gens découvrent l’enfance de Christiane Taubira, l’enfance de Gisèle Halimi, son parcours… On connaît leurs noms, mais on ne connaît pas leur histoire intime, leur petite histoire. C’est ce qui est intéressant dans les interviews d’Annick, et c’est aussi ça que j’avais envie de faire entendre. Je trouvais important d’être deux femmes sur scène et de donner la parole à six femmes. On s’aperçoit aussi qu’il y a des moments vraiment drôles ! Et ça, quand on lit l’article, on ne s’en rend pas forcément compte, mais à l’oral, les gens rient beaucoup. Ça fait partie des choses auxquelles on ne s’attend pas forcément et on s’aperçoit que ces femmes ont énormément d’humour. C’est aussi issu de ma part d’une envie de centrer quelque chose autour de la parole des femmes plus qu’autour de la parole des hommes. Aujourd’hui par exemple, dans les centres dramatiques nationaux, il y a beaucoup moins de femmes qui postulent. Les short lists ne sont pas paritaires parce que les femmes en ont marre de ne jamais être sélectionnées, d’avoir l’impression de venir faire de la figuration. Toutes ces choses-là se mélangent, mais je trouvais ça bien d’être avec ces femmes, et entre femmes (rire). J’écoutais une émission avec l’administrateur du Panthéon, il parlait sans arrêt des « grands hommes » [Le Cours de l’histoire, France Culture, épisode du 03/06/22, ndlr]. De temps en temps il parlait de Simone Veil, puis il repartait sur « les grands hommes » tout le temps, j’étais sciée. Quand tu rentres au Panthéon, en fait tu deviens un homme (rire). Simone Veil est devenue un homme.
Dans son choix de mettre en avant ces entretiens-là dans des livres publiés, c’est déjà un parti pris fort de la part d’Annick Cojean…
JH : Exactement, et c’est vrai qu’en général elle interviewe plus de femmes que d’hommes. Elle est aussi toujours à la recherche de femmes qui ont des parcours atypiques, ou qui ont des choses à défendre. Elle évoque des sujets qui font encore débat dans la société aujourd’hui.
JG : Et puis tout simplement, c’est une femme qui se pose elle-même des questions. C’est aussi une façon pour un journaliste, comme pour nous d’ailleurs quand on fait une interview, de réfléchir à ce qu’on fait (rire). Vous nous permettez, les journalistes, de prendre conscience parfois de certaines choses qu’on découvre en faisant des interviews. Donc je crois aussi qu’elle va vers les femmes parce que c’est une femme, un peu comme là, quand une metteuse en scène décide de prendre des femmes parce qu’elle peut se projeter. C’est pas parce qu’on est réalisatrice qu’on prend toujours des femmes, mais si on veut se raconter, c’est une certaine sensibilité.
D’après le livre, ces femmes se sont imposées « dans des univers aux règles forgées par les hommes ». Avez-vous eu cette sensation, dans vos carrières respectives ? Ce sont des choses qui vous construisent encore aujourd’hui ?
JH : Oui, j’en suis certaine ! On en parle bien plus aujourd’hui, de cette société « patriarcale ». On en parlait aussi dans les années 70, mais ça revient… À l’époque de mes 20-30 ans, ce n’était pas du tout un sujet. À un certain moment de sa vie, après un certain parcours, on regarde un peu derrière, on considère les choses différemment et on se dit « Ah d’accord, en fait moi j’étais la bonne épouse, la bonne accompagnante… ». Et tout à coup, maintenant, j’ai envie de penser à moi. C’est vraiment la société qui nous impose ça, et les gens qui sont autour de vous et qui vous mettent dans un rôle en vous disant « Mais tu es très bien dans le rôle de l’accompagnante, de la femme à côté ». Aujourd’hui, j’espère que les jeunes filles et jeunes femmes se posent cette question un peu plus tôt. Parce que ce n’est pas normal, je trouve ça dommage.
JG : « Des univers aux règles forgées par les hommes »… J’ajouterais « des univers organisés avec des réseaux d’hommes pour les hommes ». Ce que ne font pas les femmes, c’est de se mettre en réseau, de s’autopromouvoir, de mettre en avant les autres femmes, ce que font les hommes. Il y a vraiment cette idée de cercle, que ce soit politique, artistique… Depuis #MeToo, il y a beaucoup de collectifs et d’associations qui se montent. Il y a encore beaucoup de chemin, ça avance très doucement, et c’est peut-être en se fédérant, en étant dans quelque chose de plus concret, que ça va nous permettre d’avancer réellement et objectivement. Il n’y a pas d’idée d’opposition, mais plutôt de construction. Parce que c’est aussi ensemble qu’on peut le faire. Seule on va plus vite, mais ensemble on va plus loin. Ensemble, avec la sororité, dans des collectifs, des associations, je crois que ça c’est la nouvelle ère du féminisme. Le féminisme des années 70 a poussé les murs. Halimi prônait la sororité avec des femmes qui étaient des bulldozers, mais pas forcément accompagnées par toutes les autres femmes… en tout cas pas assez. Et je crois que c’est en étant le plus grand nombre aujourd’hui qu’on va finalement arriver à les ouvrir en grand, ces portes !
Recueilli par Peter Avondo
Je ne serais pas arrivée là si… et Nous ne serions pas arrivées là si… d’Annick Cojean sont publiés aux éditions Grasset.