Au Théâtre Dijon Bourgogne, la 35e édition de Théâtre en mai s’est ouverte sur une programmation qui interroge le vaste sujet de la représentation. De l’imaginaire aux illusions, en passant par la fabrication des images elles-mêmes, les approches de Nathalie Béasse, Quentin Vigier ou Yngvild Aspeli soulèvent, chacune à leur manière, un rapport différent à la réalité et au miroir qui lui est tendu. Par la scénographie, les effets de lumière et de vidéo, ou encore par la manipulation de marionnettes, retour sur trois propositions qui font du plateau un espace de projection entre la vérité et son interprétation.
Velvet, le théâtre par-delà le rideau
L’horizon obstrué par un lourd rideau encore immobile, difficile de savoir ce que réserve le plateau caché de Nathalie Béasse. Pour l’heure, seuls quelques indices alimentent l’imagination des uns et des autres, tandis que le tissu se gonfle ou se soulève, manipulé par on ne sait quelles présences dissimulées dans l’obscurité. Ce rideau, symbole d’un théâtre qui voudrait rendre invisibles ses propres rouages, joue le premier rôle principal de Velvet. Mais en détournant son usage pour en faire un élément central de sa pièce, la metteuse en scène cherche précisément à mettre en lumière toute une mécanique de l’ombre. Car à travers les grandes surfaces textiles et ce qu’elles laissent entrevoir, c’est toute la machine scénographique qui se révèle au grand jour, au cours d’un spectacle de l’absurde qui ne se préoccupe d’aucune illusion.
Au plateau, interprètes et régisseur travaillent de concert à la composition des images qu’on leur a assignées. Ici une perche à monter ou à descendre, là un accessoire à poser ou à retirer… S’ils semblent avoir une idée précise de leurs missions – encore que la chose soit parfois sujette à un débat aussi insensé que désopilant –, c’est moins la destination que le voyage qui intéresse Nathalie Béasse. Et pour cause, au cœur du dispositif qu’elle a imaginé pour Velvet, ce sont bien les mécanismes du théâtre qu’elle travaille à rendre visibles. Dans sa scénographie qui ne cesse d’évoluer, la composition picturale rejoint l’esthétique du plateau, dans une réflexion à peine affirmée autour de la notion de représentation.
La Nuit pour voir, entre imaginaire et inconscient
Cinéaste rompu à l’exercice de la vidéo sur les plateaux de théâtre, Quentin Vigier développe avec cette pièce une esthétique qui se balade entre visions plastiques et ressentis. Pour sa première mise en scène, l’artiste choisit de s’emparer de textes de la psychanalyste Anne Dufourmantelle, point de départ de l’élaboration d’un spectacle volontairement morcelé, à l’image des rêves et par-delà la conscience. Ainsi se succèdent différents tableaux, dont chacun se lit presque indépendamment des autres. Car aux mots à peine théâtralisés de la philosophe s’opposent les figures circassiennes envolées de Viola Baroncelli, puissamment portée par la musique électro produite en direct par Félix Dupin-Meynard. Dans leur diversité, les images de ce spectacle trouvent pourtant bien une origine commune dans la nuit, ces heures durant lesquelles l’obscurité devient le terreau fertile de l’imaginaire.
Au service de cette esthétique de l’étrange, la scénographie de Marie Bonnemaison étire les ombres à la faveur des lumières de Germain Fourvel et Charlotte Moussié. Dans ce qui se devine de plus en plus comme une forêt plastique et abstraite, les images ainsi sculptées vont chercher dans la suggestion des sensations inquiétantes, elles aussi poussées par les basses de la musique live et par un plateau qui dévoile ses perspectives les unes après les autres. Là, dans les limbes de l’inconscient, vit l’insaisissable entre mémoire et désir, un espace de l’imaginaire comme projeté sur l’écran noir de la nuit.
Trust me for a while, les dangers de l’illusion
En termes de fabrication d’images, Yngvild Aspeli assume de franchir un cap par le biais de son domaine de prédilection qu’est la marionnette. Dans sa dernière création, l’artiste associée au Théâtre Dijon Bourgogne renverse les codes de la manipulation afin de mieux la questionner. À travers un spectacle qui s’ouvre sur un numéro de cabaret somme toute bancal, la metteuse en scène glisse peu à peu vers une réflexion méta-théâtrale en brouillant les frontières entre l’illusion de la scène et la réalité de sa pratique. Seul face (ou contre) sa marionnette qui prend bientôt vie dans une ambiance horrifique, Pedro Hermelin Vélez perd alors le contrôle, sa voix de ventriloque résonnant désormais malgré lui dans le corps organique de son acolyte devenu grand.
Tout en autodérision, Trust me for a while (traduisez « fais-moi confiance ») perd bien vite de sa candeur enfantine au profit d’une écriture en deux temps. Car Yngvild Aspeli a beau donner aux spectateurs les clés de compréhension de l’illusion qui se crée sous leurs yeux, elle s’amuse précisément à la mettre en œuvre malgré tout. Dans une atmosphère cauchemardesque, difficile de déterminer qui de la marionnette, de son manipulateur ou du public est réellement victime de l’illusion. Pourtant tout était fait pour s’en préserver…
Théâtre en mai
Théâtre Dijon Bourgogne
Du 23 mai au 1er juin 2025
Velvet
Création 2024 Le Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne
Conception, mise en scène, scénographie Nathalie Béasse / Avec Étienne Fague, Clément Goupille, Aimée-Rose Rich / Musique Julien Parsy / Lumières Natalie Gallard / Régie lumière Sara Lebreton / Assistant Clément Goupille / Régie son Romain Darracq / Régie plateau Pascal Da Rosa / Construction Philippe Ragot
La Nuit pour voir
Création 2024 CDN d’Orléans
D’après l’œuvre d’Anne Dufourmantelle / Adaptation, mise en scène Quentin Vigier / Avec Stéphanie Marc, Viola Baroncelli, Eliott Le Mouël (en vidéo) / Scénographie, régie plateau Marie Bonnemaison / Lumières Germain Fourvel, Charlotte Moussié / Son Tom Ménigault, Julien Reboux / Vidéo Quentin Vigier / Composition musicale, live Félix Dupin-Meynard
10 au 11 juin 2025 : Printemps des Comédiens (Montpellier)
Trust me for a while
Création 2025 Théâtre en mai – Théâtre Dijon Bourgogne
Conception et mise en scène Yngvild Aspeli, artiste associée au TDB / Équipe de création Pedro Hermelin Vélez, Pierre Lac, Melody Shanty Mahe / Représentation avec Pedro Hermelin Vélez, Laëtitia Labre, Melody Shanty Mahe / Collaboration à la dramaturgie Pauline Thimonnier / Fabrication marionnettes Polina Borisova / Composition musique Greg Hall / Lumière Vincent Loubière / Assistanat à la mise en scène Aitor Sanz Juanes, Laetitia Labre, Andreu Martinez Costa
27 au 28 mai 2025 : Le Mouffetard dans le cadre de la BIAM (Paris)
19 au 21 septembre 2025 : Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes (Charleville-Mézières)
18 au 19 novembre 2025 : Le Sablier (Ifs)
21 novembre 2025 : Le Passage (Fécamp)
23 novembre 2025 : Marionnettissimo (Tournefeuille)
14 mars 2026 : Festival Marto (Montrouge)