Avec « UNE IRRITATION », Sébastien Bournac s’approprie Bernhard

Pour sa dernière création à la tête du Théâtre Sorano à Toulouse, Sébastien Bournac s’offre ni plus ni moins que Thomas Bernhard. En adaptant Des arbres à abattre : une irritation, le metteur en scène provoque une rencontre sensible et sensée entre l’auteur autrichien et la comédienne Nabila Mekkid.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
5 mn de lecture

En 1984, Thomas Bernhard publie Des arbres à abattre : une irritation, l’un de ses derniers romans, dans lequel il (le narrateur) renoue avec la société artistique viennoise après s’en être fièrement extirpé pendant des années. Quarante ans plus tard, c’est dans un geste d’adieu au Théâtre Sorano, dont il quitte la direction, que Sébastien Bournac choisit d’adapter ce texte pour sa dernière création. Mais si la plume et la langue de l’auteur autrichien, si précieuses au metteur en scène, constituent un matériau déjà riche et fascinant, elles prennent dans l’interprétation de Nabila Mekkid un sens nouveau. À la faveur d’une adaptation bien pensée et d’une scénographie délicate et habitée, la comédienne tend au public le miroir inattendu d’un monde que Bernhard décrivait déjà avec beaucoup de précision.

Dans les mots de l’auteur comme dans la mise en scène de Sébastien Bournac, rien ne s’impose pourtant comme une évidence. C’est en filigrane, derrière les envolées de haine et l’amertume des temps passés, que le narrateur laisse entrevoir un certain portrait de la société qu’il décrie. Comme souvent chez Bernhard, les répétitions et les aspérités témoignent d’une narration de l’urgence, d’une nécessité de dire, comme une obsession qui révélerait autant dans le non-dit que dans le récit. Au plateau, c’est également avec suggestion et sensibilité que le metteur en scène fait entrer en résonance la scénographie de Jérôme Souillot, les lumières de Philippe Ferreira et le son de Loïc Célestin. Replaçant subtilement le roman dans son contexte temporel de publication, UNE IRRITATION [des arbres à abattre] en offre pourtant une toute autre lecture, à travers un tout autre regard.

© François Passerini

Car pour cette version, c’est à une femme – racisée, c’est important –, que Sébastien Bournac confie les mots de Thomas Bernhard. Lui retrouve en l’auteur un refuge, presque un ami, quand Nabila Mekkid, elle, le découvre et apprend par la même occasion qu’elle a le droit de s’en emparer. Les accents qui teintent sa voix et les nuances qui modèlent son jeu rencontrent alors le classicisme pédant contre lequel peste le romancier. Dans son interprétation généreuse, la comédienne remplace le « je » du narrateur par un « tu » aussi intime qu’universel, et voilà que cette irritation envers la société n’appartient déjà plus au passé, ni même à Vienne. Voilà que les mondanités d’hier s’apparentent à la vanité numérique et politique d’aujourd’hui. Voilà que ce monologue à charge se transforme en une lettre ouverte, d’une amie suicidée à un écrivain dévasté de lui avoir survécu.

UNE IRRITATION [des arbres à abattre] a effectivement moins à voir avec le pamphlet qui valut un scandale à Bernhard en 1984, qu’avec la relation intime d’un homme à lui-même et au monde qui l’entoure. En dialogue constant avec le narrateur, Nabila Mekkid semble se faire tour à tour bonne ou mauvaise conscience, quand sa voix n’est pas celle de Joana, cette artiste qui s’est donné la mort par pendaison quelques jours plus tôt. Accusant l’auteur autant qu’elle le rassure, la comédienne fait du public son complice aussi bien que sa victime et l’embarque sans mal, tableau après tableau, dans une traversée des sens et des sentiments.

© François Passerini

Travaillant le décalage entre le texte de Bernhard et la forme qu’il lui donne, Sébastien Bournac propose en effet une création qui ne dénigre ni la profondeur de l’œuvre, ni son indéniable sentimentalité. Après tout, cette caste vaniteuse que l’écrivain exècre est aussi celle qui l’a forgé. De sa verve impétueuse émergent tendresse, nostalgie et reconnaissance à son égard. UNE IRRITATION [des arbres à abattre] s’avère en définitive aussi délicate qu’un brin provocatrice, une création en guise d’au revoir qui multiplie les niveaux de lecture.


UNE IRRITATION [des arbres à abattre]
Création 2024 – Théâtre Sorano Toulouse

Crédits

Texte Thomas Bernhard / Adaptation et mise en scène Sébastien Bournac / Avec Nabila Mekkid / Scénographie Jérôme Souillot / Création lumière Philippe Ferreira / Création son Loïc Célestin / Régie générale Ludovic Heime

Dates
  • Du 5 au 13 décembre 2024 : Théâtre Sorano Toulouse

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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