« Rapt » et « Girls and boys » : Chloé Dabert et la tragédie ordinaire

À Montpellier, le Théâtre des 13 vents accueille deux pièces de Chloé Dabert : Girls and boys et Rapt, respectivement créées en 2020 et 2023 à la Comédie de Reims. La metteuse en scène y assoit un goût pour un théâtre britannique qui s’alimente de récits individuels et de tragédies ordinaires.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
6 mn de lecture

De Dennis Kelly, dont le texte Orphelins restera sa première mise en scène en 2013, à Lucy Kirkwood dont elle s’empare en 2022 avec Le Firmament, Chloé Dabert démontre depuis plus de dix ans un intérêt certain pour le théâtre britannique contemporain. Il y a quelques jours, l’actuelle directrice de la Comédie de Reims partait pour l’itinérance avec Far Away de l’autrice londonienne Caryl Churchill, tandis qu’à Montpellier, le Théâtre des 13 vents consacrait son mois de décembre à deux de ses précédentes pièces. Avec Rapt et Girls and boys, l’identité artistique de la metteuse en scène s’imprègne des écritures so british de Lucie Boisdamour (alias Lucy Kirkwood) et Dennis Kelly, dans un théâtre qui se cherche entre faits divers et récit à suspense.

Qu’aucun amalgame ne soit fait, peu de choses relient véritablement Rapt, une tentative de plongée documentaire dans les tendances complotistes post-covid, à Girls and boys, le monologue-confession d’une femme prise dans la tragédie de sa propre vie. Pourtant, sous la patte de Chloé Dabert, les deux textes mis en miroir révèlent quelques similitudes et finissent par en dire long sur une certaine manière de faire théâtre outre-Manche. De ces deux pièces émane, par-delà l’humour grinçant si caractéristique aux Britanniques, une profonde empreinte laissée par la société dans ce qu’elle a de plus ordinaire. La plume de Kirkwood, comme celle de Kelly, semble en effet marquée par une volonté de mettre en lumière le commun, se rapprochant davantage de la chronique que de la dramaturgie.

Rapt © Victor Tonelli

Dans la poursuite logique de son travail, Chloé Dabert s’approprie donc ce matériau si singulier aux yeux d’un public hexagonal et lui donne, au plateau, un écho formellement austère. En collaboration avec le scénographe Pierre Nouvel, la metteuse en scène conçoit des espaces de jeu impersonnels aux allures de catalogue ou d’open space. À travers ces codes d’un monde uniformisé se met en place une approche de la banalité, au sein de laquelle les récits, pourtant porteurs d’une certaine intensité dramatique, s’affaiblissent sous le poids de l’ordinaire. Au plateau comme dans le propos, Rapt et Girls and boys passent difficilement outre l’anecdote, laissant la quotidienneté imposer une distance entre la scène et la salle.

La question de l’adresse, qui devrait précisément établir le lien des interprètes aux spectateurs, est pourtant indissociable de ce théâtre britannique. Dans Rapt, Anne-Lise Heimburger prend le public à parti pour le développement de son enquête documentaire, quand dans Girls and boys, Bénédicte Cerutti porte avec brio le poids de son récit solo. Pour autant, la théâtralité esquissée par la combinaison des genres et les effets scéniques ne suffit pas à contrebalancer le commun de la narration. Au contraire, le fantastique, qui vient par touches surprenantes se mêler à la recherche de réalisme, tend à brouiller les codes de lecture d’un théâtre qui, lui, sort indéniablement de notre ordinaire.

Girls and boys © Victor Tonelli

D’une pièce à l’autre, Chloé Dabert se concentre finalement sur deux récits essentiellement individuels, dressant le portrait d’une dramaturgie qui s’intéresse davantage aux figures personnelles qu’à la société qui les forge. Sans passer le cap de l’universel en dépit du commun des situations, la metteuse en scène s’empare ainsi des petites tragédies du quotidien, de celles que le théâtre voit peu quand le sensationnalisme du fait divers, lui, s’en délecte.


Rapt
Création 2023 – Comédie de Reims
Vu au Théâtre des 13 vents – Montpellier

Crédits

texte : Lucie Boisdamour / mise en scène : Chloé Dabert / avec : Andréa El Azan, Anne-Lise Heimburger, Asma Messaoudene, Arthur Verret / assistanat à la mise en scène : Virginie Ferrere / scénographie : Pierre Nouvel / créations costumes : Marie La Rocca / création lumières : Auréliane Pazzaglia / création son : Lucas Lelièvre / maquillage, coiffure : Judith Scotto / régie générale, plateau : Marion Koechlin / régie plateau : Mohamed Rezki / régie son, vidéo : Camille Gateau / régie lumières : Benjo Trottier / assistante costumes : Élise Beaufort / patine : Bruno Jouvet / décors : Atelier de construction Scenopolis / traductions : Louise Bartlett / remerciements : Sébastien Éveno, Alexis Mullard, Rose Morel, Marcus Smith, Lili Garnier

Dates
  • 11 au 12 décembre 2024 : Comédie de Colmar
  • 12 au 14 février 2025 : Malakoff scène nationale
  • 15 au 22 mars 2025 : Théâtre Gérard Philipe – Saint-Denis
  • 9 avril 2025 : Maison du Peuple de Belfort

Girls and boys
Création 2020 – Comédie de Reims
Vu au Théâtre des 13 vents – Montpellier

Crédits

texte : Dennis Kelly / mise en scène : Chloé Dabert / avec : Bénédicte Cerutti / assistanat à la mise en scène : Matthieu Heydon / scénographie, vidéo : Pierre Nouvel / son : Lucas Lelièvre / lumières : Nicolas Marie / costumes : Marie La Rocca / régie générale : Arno Seghiri

Dates
  • 13 au 15 mai 2025 : Centre dramatique national Besançon Franche-Comté

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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