Marie Féménias : « Le discours est un élément intrinsèque de l’art »

Dans l'exposition de Marie Féménias "Le tonnerre monte doucement dans les hauteurs du monument" à l’Abbaye de Fontfroide du 21 septembre au 15 novembre, on retrouve toutes les obsessions que l'artiste développe dans son travail : le récit, les animaux, la confrontation architecture naturelle/humaine... Une exposition à la fois claire, immersive et aboutie que la plasticienne nous présente dans cet entretien.

Thibault Loucheux-Legendre
Thibault Loucheux-Legendre  - Rédacteur en chef / Critique d'art
14 mn de lecture

Marie Féménias est une artiste qui a attiré mon attention depuis déjà plusieurs années. Le regard contemporain qu’elle transmet dans ses pièces nous interroge sur notre rapport au monde et à la nature. Loin de s’inscrire dans la lignée des artistes « donneurs de leçons », Marie Féménias fait plutôt le choix du narratif, nous invitant à plonger dans ses œuvres comme on s’abandonne dans une histoire. S’inspirant du récit dans son sens le plus large (contes, mythologies, romans, films…), elle transmet sa passion pour la fiction en la mêlant avec sincérité aux enjeux de notre temps. L’artiste utilise la peinture, l’installation, l’écriture et la vidéo pour développer son propre langage et ainsi nous inviter dans son univers dans lequel l’art et la nature ne font plus qu’un. Ses pièces sont le choix de l’hybridation face à la division et de l’imaginaire face à la destruction. Comme La Fontaine, Marie Féménias convoque les animaux et les végétaux dans ses créations qui s’apparentent à des fables, cherchant une morale dans une époque qui en a oublié la définition.

L’art et la nature sont étroitement liés dans ta pratique. Lequel de ces deux sujets est venu à toi en premier ? Comment es-tu venu à les réunir ?

Je pense que les deux remontent à très longtemps. La nature ça a toujours été très présent dans ma vie parce que je me suis toujours sentie plus landaise que parisienne bien que je sois née dans le 93. Mais j’ai toujours fréquenté la forêt des Landes avec ma famille, donc ça a toujours été très présent par ce biais-là. Pour l’art, je ne peux pas vraiment te dire parce que je ne me souviens pas de la première fois où je suis allée dans un musée, mais je devais être très petite. J’y allais en famille, avec ma grand-mère, ma mère… j’étais fascinée par la peinture, ça m’a touchée, les maîtres italiens notamment… Mais je saurais pas vraiment dire lequel est arrivé dans ma vie en premier. La nature a toujours été présente et l’art je l’ai découvert très tôt. Pour ce qui est de les réunir, c’est venu naturellement quand j’étais en prépa artistique à Paris. La prépa c’est un moment particulier durant lequel on produit presque à outrance pour préparer des concours. Dans les premières pièces que je faisais, j’utilisais beaucoup de bois, des branches, des feuilles… je passais du temps en forêt pour ramasser des éléments que je réutilisais. C’est quelque chose qui est toujours présent dans ma pratique. Je faisais des installations, je voulais mettre le public au centre des pièces, lui donner un point de vue à avoir et l’interroger sur la présence de la nature autour de lui.

Tu es diplômée de l’école des Beaux-Arts de Montpellier. Tes études t’ont-elles apporté un nouveau regard sur l’idée que tu te faisais de l’art et de la nature ?

Tout à fait ! Déjà ça m’a fait découvrir l’art contemporain parce que j’étais plus attachée à de l’art classique ou figuratif. Donc j’ai appris ce qu’était l’art abstrait, ou d’autres formes d’art que je connaissais moins. J’ai appris aussi l’importance du discours dans l’art. C’est un passage obligatoire durant ces études d’apprendre à fabriquer un discours et je dis bien « fabriquer ». Des fois ce sont des choses qui viennent naturellement, mais des fois on n’a pas spécialement envie de venir coller un discours sur des pièces. Il faut savoir en parler et ça a totalement changé mon point de vue sur l’art. Même si on remonte à des formes beaucoup plus anciennes de l’art on trouve un discours avec. Le discours est un élément intrinsèque de l’art.

Photo : Marie Féménias

Aborder la nature, c’est un sujet qui peut rapidement devenir cliché dans une époque où l’écologie détient une place capitale dans la société. Tu parviens à te détacher de toute correction en « racontant des histoires ». Quelle est la place du récit dans ton travail ?

Le récit a de plus en plus d’importance dans mon travail. Maintenant je cherche vraiment à raconter des histoires à travers mes œuvres. Cela peut être des histoires très ponctuelles, comme l’œuvre que j’avais faite pour la Communauté des communes du Grand Pic Saint-Loup avec cet amoncellement de cages sur lequel il y avait un gigantesque nid qui l’écrase, il n’y avait pas vraiment de récit à proprement parler si ce n’est celui qui parle des aigles de Bonelli et de la manière dont ils peuvent subir la présence humaine. Je pense que je tire de plus en plus vers la fiction. J’ai toujours aimé écrire, des petites choses, des petits poèmes, des nouvelles… pour le simple plaisir. Mais depuis quelques années j’essaye de lier l’écriture à mon travail plastique. C’est ce que j’ai fait à l’abbaye de Fontfroide. Toute l’exposition part de l’écriture d’un conte, quand j’ai découvert ce lieu ça m’a inspiré une histoire.

Quelles sont tes influences ?

Je suis une vraie éponge à ce niveau-là. Comme je te disais, je suis très inspirée par la littérature, notamment la science-fiction des années 1970-80-90 avec des auteurs comme Philip K. Dick ou Frank Herbert. C’est un genre qui m’attire parce que c’est une manière passée de parler du futur. Le cinéma c’est arrivé un petit peu plus tard, pendant mes études quand j’ai commencé à faire de la vidéo. Maintenant c’est très important pour moi, l’image et sa construction, comment elle peut influencer l’histoire… Je regarde beaucoup de choses différentes. Et au niveau de l’art je regarde énormément de choses, je vais voir des expositions à Paris, je lis beaucoup de catalogues d’exposition… Pour te donner un nom, je pense à Sophie Calle. J’aime la manière dont elle joue avec le texte, c’était l’une de mes premières découvertes comme ça dans l’art, comment les artistes peuvent se servir de récit écrit dans leurs œuvres, j’avais jamais vu ça avant. Son exposition au Musée de la chasse m’avait beaucoup marqué. Les rencontres sont importantes aussi, j’ai eu l’occasion à travers certains projets de travailler avec des ornithologues, avec des spécialistes de l’INRAE… et leur point de vue sur les choses m’inspire.

Tu ne te limites pas à un seul médium pour « raconter tes histoires ». Parle-nous un peu de ta pratique plastique…

C’est vrai que c’est quelque chose qui m’a presque perturbée. À la fin de ma première année aux Beaux- Arts je suis allée voir mon professeur Carmelo Zagari et je pensais arrêter mes études. Je voyais beaucoup de gens autour de moi qui se spécialisaient dans certaines pratiques ou certains médiums et je ne trouvais pas une pratique qui pouvait m’animer plus qu’autre chose. Je n’étais pas hyper forte en dessin, ou en peinture, ou en céramique… Puis j’ai découvert avec le temps que ça pouvait être une force de faire de nouvelles choses. Pour l’exposition à l’Abbaye de Fontfroide j’ai réalisé trois grandes peintures à l’huile et je n’ai jamais fait de grandes peintures à l’huile avant. J’ai toujours été touche-à-tout et c’est quelque chose que j’aime dans mon travail. J’aime faire de la peinture, du dessin, de l’installation, de la photo, de la vidéo… La vidéo m’intéresse beaucoup parce qu’elle regroupe potentiellement de l’image, du son, du récit, des dialogues, de l’écriture… Quand je veux réaliser une pièce je me dis « j’ai envie de parler de ça, la meilleure manière de le faire c’est de passer par ce médium-là ».

Photo : Tanguy Beurdeley

Tu exposes actuellement Le tonnerre monte doucement dans les hauteurs du monument à l’Abbaye de Fontfroide, peux-tu nous parler de cette exposition ?

J’ai été sélectionnée après un appel à projet et je voulais vraiment m’inspirer du lieu. Il y a l’abbaye mais aussi le massif autour de l’abbaye en m’intéressant à cette confrontation entre l’architecture naturelle et l’architecture humaine. J’ai découvert qu’il y avait des ânes qui sont là pour entretenir le massif. Donc je me suis aussi intéressée à la présence animale et à la présence humaine. J’ai fait différentes visites privées avec différents guides pour avoir plusieurs points de vue sur ce lieu et son histoire. J’ai été marquée par les vitraux qui sont assez modernes. L’artiste qui avait fait ces vitraux, Richard Burgsthal, a voulu représenter un conte de Flaubert. J’aime bien Flaubert, donc j’ai retrouvé le conte, je l’ai lu et j’ai découvert qu’il parlait des forces de la nature, d’un personnage qui chasse et qui va se faire punir par un cerf qui est un peu la représentation de la forêt… donc des choses qui me parlaient énormément. Cette forme du conte m’a intéressée, avec une forme fantasmagorique, très libre. Avec toutes ces inspirations j’ai écrit mon propre récit, qui n’est pas tout à fait un conte, ni une fable, mais qui est un peu une version féministe de Peau d’Âne. Je voulais garder cette figure de l’âne qui était mon point de départ. L’audio de ce récit sera diffusé dans la salle capitulaire de l’abbaye, lieu dans lequel les moines cisterciens lisaient tous les matins un chapitre de la règle de Saint Benoît. Ces moines avaient fait vœu de silence, donc le seul moment de leur journée où ils parlaient à voix haute, c’était dans cette salle capitulaire. J’ai voulu aussi donner des images à ce récit, donc j’ai réalisé mon film qui en découle sous une forme différente. J’ai fait aussi des peintures à l’huile après avoir découvert un salon privé de l’abbaye, avec une cheminée, des fauteuils en cuir, des murs verts… et sur les quatre murs de la pièce, il y a des grandes scènes de chasse qui sont peintes sur les murs. Elles sont extrêmement violentes, pas très belles en plus, ce sont des copies de copies de peintures de chasse. J’ai trouvé ça assez peu commun d’avoir ces scènes de chasse dans un salon de réception. Je me suis donc accaparé ces peintures en les reproduisant et en les modifiant. J’ai resserré tous les personnages et j’ai interverti toutes leurs têtes. Les animaux ont des têtes humaines et les humains ont des têtes d’âne pour le coup. Je voulais rester sur l’âne, dans le Moyen-Âge, l’âne c’est une figure risible. J’ai voulu les représenter avec de la peinture à l’huile parce que je voulais avoir ce rendu un peu plus ancien, un peu fantastique, malaisant, on ne sait pas trop d’où sortent ces images… Dans l’exposition on peut voir aussi le costume qui a servi dans le film avec le crâne et la longue cape.

À côté de ta pratique artistique, tu travailles à la Galerie Perrotin. Qu’est-ce que cette expérience t’apporte au quotidien ?

C’est encore un nouveau point de vue sur le monde de l’art. Je suis au contact d’œuvres et d’artistes. J’ai la chance de rencontrer les artistes durant les montages d’exposition. J’ai pu rencontrer Sophie Calle dont je parlais tout à l’heure et c’était un moment assez chouette. Ça me permet de voir quelle relation les artistes entretiennent avec leur travail, de manipuler les œuvres… Mais aussi de découvrir le commerce de l’art.

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Par Thibault Loucheux-Legendre Rédacteur en chef / Critique d'art
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Après avoir étudié l'histoire et le cinéma, Thibault Loucheux-Legendre a travaillé au sein de différentes rédactions avant de lancer Snobinart et de se spécialiser dans la critique d'art contemporain. Il est également l'auteur de plusieurs romans. 06 71 06 16 43 / thibault.loucheux@snobinart.fr
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