Qui est-ce que je suis en train d’interviewer, Jérôme Marin ou Monsieur K ?
Non, Jérôme Marin.
Comment Jérôme Marin me présenterait Monsieur K ?
C’est très difficile. C’est mon alter ego de scène. C’est mon véhicule de cabaret, c’est mon outil de travail.
À quelle occasion est-il né ?
Je dirais bien en 2000, quelque chose comme ça. À l’occasion d’un spectacle dans les premières formes de cabaret que je faisais autour de Karl Valentin. C’était dans une scène parmi tant d’autres : une espèce d’image du maître de cérémonie de Bob Fosse, mélangé avec la scène du globe du Dictateur. Sur la même musique, il y avait ce personnage de cabaret un peu dictatorial, il n’y avait pas plus que ça. Puis après, quand j’ai découvert Kurt Weill, j’ai ressorti ce personnage parce qu’il me semblait assez adéquat pour chanter ses chansons et expérimenter une espèce de monstrueuse figure féminine et masculine en même temps. Et à mesure des années, parce que ça fait quand même un petit moment qu’on se pratique tous les deux, il a évolué. Pas qu’il se soit assagi, mais j’ai l’impression de raconter l’histoire inverse. Parce que j’étais parti de l’idée que c’était un personnage déchu et j’ai un peu inversé. Je crois que tout jeune j’ai raconté la fin, et maintenant je suis en train de raconter le début. Je vais bientôt avoir 50 ans, je pense que je ne vais pas non plus continuer à faire ça pendant des années. Mais pour l’instant, j’ai encore l’envie de jouer avec ce personnage, c’est une espèce de forme un peu inversée.
Tu veux dire que Monsieur K est parti de sa déchéance pour arriver à une sorte d’apogée ?
Peut-être… Oui, il y a un truc comme ça, mais il y a toujours les vêtements déchirés, il y a toujours un truc qui est un peu un peu sale chez lui. Mon chapeau haut-de-forme est dans un tel état… Je retrouve presque le premier chapeau que j’avais eu, qui est encore vivant parce qu’il était au Centre national du costume pour l’exposition sur le cabaret, mais il tient à peine, il ne ressemble plus à rien. Je l’ai vu il n’y a pas très longtemps… il a bien vécu ! Mais voilà, il y a un côté yin et yang chez Monsieur K, même dans son histoire, dans notre histoire aussi, il y a des choses qui s’inversent. J’aime bien le côté double face de ce personnage qui m’accompagne.
Est-ce que Monsieur K a différentes versions de lui-même ?
Oui, il a eu différentes versions de lui-même. Là, c’est la version du Secret pour l’instant. L’année prochaine, j’ai envie de changer de silhouette aussi, donc il y aura une nouvelle version de Monsieur K, certainement, qui va surgir. Je me suis posé la question de savoir s’il fallait impérativement que ce personnage soit là dans mon travail de cabaret, et ça devient une affirmation. Et tant que j’ai encore envie de faire des bêtises avec lui, pour moi ça veut dire que je continue à faire du cabaret. Donc je me laisse porter. À partir du moment où le maquillage est fait, que j’ai revêtu les habits, on est sur autre chose.
En revanche il n’a pas toujours été là dans toutes les formes que tu as pu travailler. Je pense notamment au spectacle Music All avec Marco Berrettini et Jonathan Capdevielle.
Oui, tout à fait. Mais Music All ce n’était pas du tout le même exercice. C’était un désir de Jonathan et de Marco aussi, une envie commune de faire quelque chose. Évidemment, on a utilisé nos propres bagages pour faire des bêtises. Tout ce travail est très poreux, mais Monsieur K n’avait pas besoin d’être sur Music All, par exemple.
Tu es confronté à la fois à un public de cabaret et à un public de théâtre, est-ce que tu constates des différences ?
Je ne considère pas le public comme une zone. D’ailleurs, je trouve assez dommageable le discours de certains programmateurs de dire « Je ne suis pas sûr que ce soit pour mon public »… Non, le public est aussi libre que nous et je crois qu’il ne faut ni préjuger ni attendre quoi que ce soit de plus que l’endroit où on a envie de l’emmener. Ce qui m’intéresse, et c’est la proposition du Printemps des Comédiens, c’est vraiment de transformer un espace en cabaret et d’en faire autre chose. Ce qui m’émerveille le plus, c’est de voir la manière dont les gens se comportent. C’est assez étrange pour nous parce qu’on a l’impression d’être dans un safari. Quand les gens arrivent, ils vont directement vers les loges, il y en a qui montent, qui viennent carrément nous demander de les maquiller (les loges des artistes sont disposées à vue et sont accès libre pour le public, ndlr). On est des bêtes sauvages que les gens viennent visiter. Je trouve ça hyper intéressant. Ça veut dire qu’on a désacralisé l’amphithéâtre, qui est quand même un lieu de théâtre où on a l’habitude de venir voir des choses très conventionnelles. Ça, c’est ce qui me plaît plus. Après, sur la proposition du spectacle en elle-même, tout est fait en sachant plus ou moins la manière dont l’interaction va se faire avec le public. Même si chaque public est différent.
Ça, c’est une constante dans le travail de cabaret…
C’est d’autant plus pour cette raison que je dis que le public ne nous appartient pas. Et de toute manière, on le considère, avec mes petits camarades, comme notre partenaire aussi, en grande partie.
Depuis quelques années, il y a une énorme mise en lumière sur les drag shows, sur le cabaret en général. Le Secret existe depuis cinq ans, ta relation avec Monsieur K depuis plus de vingt ans… Est-ce que tu as constaté une évolution ?
Oui, puis il y a eu Madame Arthur aussi, avec un positionnement très fort que j’ai eu en disant : « Dans une maison ancestrale, on fait une proposition avec des créatures et non pas avec des artistes totalement travestis ». Et là, avec Le Secret, on ouvre totalement, parce que c’était ma volonté, aux artistes féminines. Elles ont des choses à dire sur le sur-travestissement, sur la manière dont elles ont envie d’incarner la nuit et devenir, elles aussi, des créatures de rêves ou de cauchemars. C’est vrai qu’il y a un regain et que c’est une forme qui est immédiate et qui plaît beaucoup au public. Mais qu’est-ce que ça veut dire, « faire cabaret » ? Pour moi, à un moment donné, quand il n’y a pas d’interaction avec le public, ça me semble très compliqué de dire que c’est du cabaret. Le cabaret, en soi, c’est un lieu, c’est une forme de spectacle. Donc il faut que ça le reste, sinon c’est du music-hall.
Tu parlais de Karl Valentin, c’est intéressant de rappeler que le cabaret est extrêmement lié au théâtre. On aurait pu parler de Brecht, on a évoqué Music All, tu as travaillé avec des personnes comme Olivier Py ou Helena De Laurens qu’on a pu voir chez Marion Siéfert… Il y a une véritable porosité entre le cabaret et le théâtre dit conventionnel.
Pour moi, le point de départ, c’est Le Chat Noir (célèbre cabaret de Montmartre fondé en 1881, ndlr). Au Chat Noir, tu avais des auteurs, des chanteurs, des dessinateurs, des musiciens, puis le théâtre d’ombres s’est installé sur la deuxième version. Donc oui, il y a ce rapport. On ne peut pas passer à la discrétion le fait que Ubu Roi était créé pour le cabaret… Il y a un rapport au théâtre qui est évident. Mais là, tous les gens que tu as cités sont des gens qui sont convaincus de la force du cabaret. Il ne faut pas oublier que le cabaret a longtemps été considéré comme une forme péjorative et que là, on redécouvre tous ses bienfaits. C’est aussi parce qu’on est plusieurs à le défendre et à s’être investis, non pas à sa reconnaissance, mais à faire comprendre que c’était une forme scénique totalement à part. Et personnellement, je défends le fait de dire que je fais du divertissement, mais du divertissement intelligent. C’est-à-dire qu’à un moment donné, on peut faire des choses qui sont agréables, rigolotes, dramatiques, poétiques et qui suscitent la réflexion. Et dans la forme du Secret, comme celle de La Barbichette qui sera le prochain projet, le fait qu’on décide d’avoir des loges à vue, c’est un vrai choix pour donner la possibilité au public de dialoguer directement avec nous, après ou avant. Vous n’êtes pas d’accord avec ce qui se passe ? On en parle. Évidemment, il y a des choses qui sont scandaleuses. Je ne m’interdis rien, parce que c’est un des rares espaces où on peut se permettre de faire des choses. Mais il y a cette possibilité-là. Et quand je parle de divertissement intelligent, j’ai toujours à l’esprit ma volonté que ça soit la fête. Parce qu’on a parlé du Chat Noir, on a parlé du cabaret berlinois, mais je pense aussi à Jean-Marie Rivière et toute l’histoire de l’Alcazar, qui était une fête sans nom. Et la fête, elle se fait ensemble. Je mets vraiment un point d’honneur à ce que ça soit une célébration commune. Je considère que ce qu’on fait, c’est une messe. Même pas une messe païenne, mais c’est une messe. Les gens ont besoin de communier.
Est-ce que le théâtre conventionnel n’aurait pas à apprendre de cet aspect populaire du cabaret ?
Je pense qu’on n’a pas de leçon à donner. Effectivement, on voit bien que cette forme-là commence à intéresser. Mais faire cabaret, c’est une chose, avoir les moyens de faire cabaret, c’est autre chose. Si c’est pour se cacher derrière le quatrième mur, ce n’est pas drôle. Se foutre à poil sur scène, comme on le fait, à deux centimètres des gens… Là, c’est un peu plus dangereux, tout le monde n’est pas capable de le faire. Et c’est une vraie école, c’est une école forte. Tous les gens que j’ai pu amener au cabaret le voient. Je vois aussi des comédiens qui ont des grandes expériences de théâtre venir dans le cabaret, c’est autre chose, ce n’est pas la même façon de faire. Cette liberté est rafraîchissante aussi pour eux. C’est un autre espace, une autre forme. C’est un spectacle vivant à part, pour moi. Et pourtant, il regroupe en son sein toutes les disciplines artistiques possibles. C’est une messe.