Montpellier danse les mots et enchante les corps

Du 22 juin au 6 juillet 2024, le festival Montpellier Danse est de retour avec une programmation qui rappelle toute la fidélité et la diversité qui font les valeurs de ce grand rendez-vous. Retour sur les premiers jours de cette 44e édition.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
16 mn de lecture

Voilà trois jours que le 44e festival Montpellier Danse – le dernier tour de piste pour Jean-Paul Montanari – a été lancé. Malgré la météo qui, même dans le sud, ne parvient pas à se stabiliser, c’est avec une certaine chaleur – jamais feinte, parfois exagérée – que les spectateurs se retrouvent dans les lieux emblématiques du grand rendez-vous montpelliérain de la danse. De l’Agora à l’immense salle du Corum, en passant par l’Opéra Comédie ou le Théâtre des 13 vents, retour sur trois journées qui ont ouvert une édition pour le moins éclectique. De la forme au geste, rencontre avec cinq artistes aux propositions multiples qui tracent les premiers traits du portrait de ce 44e opus : Robyn Orlin, Saburo Teshigawara, Arkadi Zaides, Wayne McGregor et Josef Nadj.

Robyn Orlin et la musique des mots

Fidèle parmi les fidèles du festival Montpellier Danse, la chorégraphe sud-africaine a investi le plateau du Théâtre des 13 vents où elle présentait sa dernière pièce, une semaine après sa création au Festival de Marseille. Dans cette forme issue d’un travail collectif avec ses interprètes, Robyn Orlin a souhaité mettre en lumière – et en voix – les habitants d’Okiep, une ville du nord de l’Afrique du Sud baignée dans la pauvreté. De là-bas, ce sont d’immenses étendues désertiques qui répondent aux chants des humains, dans une étrange et sublime confrontation avec la nature.

…How in salts desert is it possible to blossom… © Laurent Philippe

Cette relation précieuse est précisément ce que Robyn Orlin a souhaité mettre au plateau dans …How in salts desert is it possible to blossom…. En imaginant un univers qui prend forme au gré des sons, des mots et des éclats de rire, elle donne lieu à une rencontre d’une grande sincérité, offrant à ses interprètes un espace de liberté et d’expressivité qui trouve un bel écho. Dans une ambiance qui tient autant du rituel sacré que de la fête, danseurs, chanteurs et techniciens se partagent la scène dans une grande générosité qui n’en oublie pas pour autant l’exigence artistique du projet.

Car au-delà de l’expression même du geste ou des chants, Robyn Orlin va chercher un travail esthétique particulièrement réussi. S’amusant aussi bien avec les épatants costumes de Birgit Neppl qu’avec les montages vidéo d’Éric Perroys réalisés en direct, la chorégraphe mène dans …How in salts desert is it possible to blossom… une recherche pleine d’un geste artistique qui s’exprime dans toute sa richesse.

Saburo Teshigawara, cette voix dans nos têtes

Sur la scène de prestige du festival se joue une étrange rencontre, celle de l’univers du chorégraphe japonais Saburo Teshigawara venu trouver écho dans l’enceinte du Théâtre de l’Agora. La pluie est venue s’immiscer dans les pierres beiges qui entourent la scène, l’humidité de l’air est encore palpable et le vent vient s’engouffrer presque silencieusement dans les costumes noirs au tissu léger que portent les interprètes. Ils ne sont encore que trois, immobiles, comme prenant conscience de l’espace qui sera le leur pour l’heure à venir.

Voice of Desert © Laurent Philippe

Lentement, imperceptiblement, Saburo Teshigawara fait glisser le public dans son univers, osant à peine quelques gestes délicats tandis que dans les enceintes s’insinue peu à peu une langueur : Voice of Desert (la voix du désert). Chorégraphiant autant les corps que les lumières, qui prennent dans cette création une place prépondérante dans l’identité visuelle qu’il développe, Saburo Teshigawara imagine une plongée presque mystique, au plus profond de l’être humain.

Sans chercher à raconter véritablement une histoire, l’artiste japonais et ses interprètes invitent surtout les spectateurs à une rencontre avec eux-mêmes, traversant autant d’états de transe ou d’apaisement profond. Pour cela, Saburo Teshigawara conçoit une création qui fait appel au sensible, à la surprise et à l’instinct, n’hésitant pas à jouer sur les fragmentations, comme pour faire ressortir toutes les fêlures – physiques et psychiques – de l’être vivant que nous sommes.

Arkadi Zaides, la tête dans le nuage

Où nous emmène-t-il, Arkadi Zaides, seul avec son micro au milieu du grand espace vide du Studio Bagouet ? Entouré de deux côtés par le public et de deux autres par d’immenses écrans, il semble vouloir comparer deux nuages, celui provoqué par l’explosion de la centrale de Tchernobyl et celui dans lequel sont stockées toutes les données servant à alimenter les intelligences artificielles. Radioactivité toxique et nouvelles technologies, même combat, donc ? C’est en tout cas le postulat duquel part l’artiste d’origine biélorusse pour sa création The Cloud, juste avant de rappeler qu’à quelques centaines de kilomètres de là, l’intelligence artificielle permet à l’armée israélienne de décider d’un bombardement en moins de vingt secondes.

The Cloud © Laurent Philippe

Ce qu’Arkadi Zaides a décidé de faire de l’IA, en revanche, n’a rien à voir. Au cœur de son travail de recherche depuis près de dix ans, cet outil se retrouve à jouer le premier rôle de son spectacle, grâce à un programme développé sur mesure par Axel Chemla-Romeu-Santos. Dans une forme qui ressemble, au premier abord, à du théâtre documentaire, l’intelligence artificielle dresse un tableau alimenté du récit en direct d’Arkadi Zaides et illustré d’images, de vidéos et de sons dont on ne sait plus s’ils sont issus d’archives où s’ils ont été générés virtuellement. Ce récit, c’est celui de l’artiste et de son souvenir d’une catastrophe nucléaire dont on n’a pas fini de subir les dégâts.

Emportant dans son sillage les spectateurs au fil de sa démonstration, Arkadi Zaides et son IA brouillent les réalités comme pour préparer ce qui vient ensuite. Rejoint au plateau par le magnétique Misha Demoustier, The Cloud prend alors un nouveau visage, plus chorégraphique et plus habité certes, mais aussi plus sombre encore. Comme pour faire passer le public de la théorie à la pratique, l’artiste conduit ainsi son spectacle jusqu’au dernier souffle et au long silence qui suit, témoin de l’expérience vibrante qui vient d’être vécue.

Wayne McGregor, à la surface des profondeurs

L’esthétique est indéniablement léchée et le travail des lumières de Theresa Baumgartner est d’une impeccable perfection. D’ailleurs, les innovations en la matière rendent particulièrement hommage à la thématique développée par Wayne McGregor. Avec Deepstaria, le chorégraphe britannique a souhaité s’inspirer des immenses profondeurs qui depuis toujours fascinent les êtres humains. Composant sur cette base des tableaux qui font autant écho au fond des océans qu’à l’infini spatial, l’artiste réalise une fresque d’une grande modernité technique portée avec rigueur par une troupe d’interprètes talentueux.

Deepstaria © Ravi Deepres

Car de leur côté, les danseurs et danseuses mettent aussi une grande précision dans chacun de leurs gestes, dans chacun de leurs déplacements, au service d’une forme qui ne manque pas de qualités. Pourtant, la magie prend difficilement avec Deepstaria. Voulant à tout prix contrôler au millimètre le moindre détail, Wayne McGregor se perd dans sa quête de la perfection et conçoit un spectacle formaté duquel l’émotion peine à transparaître. En définitive, bien que cette création reste visuellement intéressante par les possibilités qu’elle ouvre, elle se contente de son statut de prouesse technique au détriment de l’écriture chorégraphique.

Josef Nadj, de l’ombre à la lumière

Dans l’écrin de l’Opéra Comédie résonnent des rythmiques qui rappellent celles du jazz. Au plateau, les danseurs noir-africains dirigés par Josef Nadj modèlent et animent leurs corps qui ressortent, sous les lumières encore ponctuelles de Sylvain Blocquaux, comme des sculptures vivantes auxquelles on voudrait faire prendre des postures. Dissocié de ce groupe, un humanoïde en costard, masque informe vissé sur la tête en guise de visage, semble diriger les interprètes de ses mains blanches. S’engage alors une lecture à double tranchant dont on peine à comprendre le sens véritable, d’autant que les voilà bientôt tous affublés d’un masque de singe – esthétiquement réussi, au demeurant.

Full Moon © Théo Schornstein

Si le travail des projecteurs pour mettre en relief des corps transpirants n’a rien de totalement innovant, la recette fonctionne toujours un temps. Pour autant, avec cette méthode, comme dans la recherche de ses gestes ou de ses oppositions solo/groupe, Josef Nadj peine à provoquer la surprise et à s’affirmer. Et si le dernier tableau de Full Moon ouvre une lecture plus légère et suscitant un intérêt renouvelé, il arrive un peu tard et laisse, à regret, une sensation d’inachevé.


…How in salts desert is it possible to blossom…
Création 2024 – Festival de Marseille
Vu au Théâtre des 13 vents dans le cadre du festival Montpellier Danse

Crédits

Un projet de Robyn Orlin avec Garage Dance Ensemble et uKhoiKhoi / Avec 5 danseurs de la compagnie Garage Dance Ensemble : Byron Klassen, Faroll Coetzee, Crystal Finck, Esmé Marthinus et Georgia Julies / Musique originale et interprétée par uKhoiKhoi avec Yogin Sullaphen et Anelisa Stuurman / Costumes : Birgit Neppl / Vidéo : Éric Perroys / Conception lumière : Vito Walter

Dates
  • Du 27 au 28 juin 2024 : Théâtre Garonne – Toulouse
  • Du 16 au 17 novembre 2024 : Romaeuropa festival 2024, Rome
  • Du 28 au 30 novembre 2024 : Festival d’Automne-Chaillot, Théâtre national de la Danse, Paris
  • Du 4 au 5 décembre 2024 : Le manège, Reims

Voice of Desert
Création 2024 – Festival Montpellier Danse

Crédits

Mise en scène, chorégraphie, conception lumières, costumes, collage et composition sonore : Saburo Teshigawara / Collaboration artistique : Rihoko Sato / Danseurs : Saburo Teshigawara, Rihoko Sato Kei Miyata, Rika Kato, Izumi Komoda / Coordination technique / Assistant lumières : Sergio Pessanha / Habilleuse : Rika Kato

The Cloud
Création 2024 – Festival Montpellier Danse

Crédits

Institut des Croisements / Concept et direction : Arkadi Zaides / Dramaturgie : Igor Dobricic / Développement de l’IA et son : Axel Chemla–Romeu-Santos / Interprétation : Axel Chemla–Romeu-Santos, Misha Demoustier, Arkadi Zaides / Cinématographie : Artur Castro Freire / Lumière : Jan Mergaert / Direction technique : Étienne Exbrayat

Dates
  • 10 octobre 2024 : FIT Festival Internazionale del Teatro, Lugano, Suisse
  • 21 novembre 2024 : Teatro Spazio Rossellini, Rome, Italie
  • Du 4 au 5 décembre 2024 : Mousonturm, Francfort sur-le-Main, Allemagne
  • Du 4 au 5 avril 2025 : Performances at De Kriekelaar, co-presented by KAAI Theater & Charleroi Danse, Bruxelles, Belgique

Deepstaria
Création 2024 – Festival Montpellier Danse

Crédits

Compagnie Wayne McGregor / Concept, direction, chorégraphie et design : Wayne McGregor / Chorégraphie créée en collaboration et interprétée par les interprètes de la compagnie Wayne McGregor : Rebecca Bassett-Graham, Naia Bautista, Salvatore De Simone, Jordan James Bridge, Chia-Yu Hsu, Hannah Joseph, Jasiah Marshall, Salomé Pressac, Mariano Zamora González / Set : Benjamin Males / Lumière : Theresa Baumgartner / Costume : Ilaria Martello / Bijouterie : Hannah Martin / Composition sonore : Nicolas Becker et LEXX Généré par Bronze / Dramaturgie : Uzma Hameed / Direction des répétitions : Odette Hughes / Collaborateur lumière : Ben Kreukniet

Dates
  • Du 12 au 14 juillet 2024 : Festival dei Due Mondi, Spoleto, Italie
  • Du 20 au 22 septembre 2024 : Grand Theatre, Xiqu Centre West Kowloon, Hong Kong, Chine
  • 7 novembre 2024 : Theater im Pfalzbau, Ludwigshafen, Allemagne
  • 13 novembre 2024 : Teatro Comunale Luciano Pavarotti, Modène, Italie
  • 16 novembre 2024 : LAC Theatre, Suisse, Lugano
  • Du 26 février au 1er mars 2025 : Sadler’s Wells Theatre, Londres, Angleterre

Full Moon
Création 2024 – Festival Montpellier DanseOpéra Comédie Montpellier

Crédits

Atelier 3+1 / Josef Nadj / Chorégraphie : Josef Nadj / Avec Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré et Josef Nadj / Costumes : Paula Dartigues / Lumières et régie générale : Sylvain Blocquaux / Collaborateur artistique : Ivan Fatjo

Dates
  • 12 juillet 2024 : Festival de Almada, Portugal
  • Du 18 au 19 juillet 2024 : Kalamata Dance Fesitval, Grèce
  • 23 juillet 2024 : Mittelfest, Cividale del Fruili, Italie
  • 27 septembre 2024 : Théâtre d’Arles
  • Du 3 au 4 octobre 2024 : Le Trident, Scène Nationale de Cherbourg en Corentin
  • 12 octobre 2024 : MESS Festival, Sarajevo, Bosnie
  • Du 17 au 19 octobre 2024 : MC93, Bobigny
  • 5 novembre 2024 : Théâtre des Salins, Scène Nationale de Martigues
  • 14 novembre 2024 : Le Nouveau Relax, Chaumont
  • 19 novembre 2024 : Desire Central Festival, Subotica, Serbie
  • Du 1er au 2 mars 2025 : Scenario Pubblico, Catania, Sicile
  • Du 3 au 4 avril 2025 : Les théâtres de la ville de Luxembourg
  • 30 avril 2025 : Théatre Romain Rolland, Villejuif
  • 16 mai 2025 : Charleroi Danse, Belgique
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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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