Dans « Les Messagères », Bellorini met en scène la liberté

En 2021, les talibans sont de retour au pouvoir en Afghanistan. En réponse, comme de nombreux habitants, les comédiennes de l’Afghan Girls Theater Group quittent le pays et se retrouvent en France, où elles rencontrent notamment Jean Bellorini, directeur du Théâtre National Populaire de Villeurbanne. En 2023 naît alors le projet des Messagères, une réinterprétation d’Antigone d’après Sophocle dans une version sensible et poétique qui n’est pas sans faire écho à leur propre situation.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture Vu au Printemps des Comédiens
5 mn de lecture

C’est toute une vague de liberté qui accompagne l’entrée des neuf interprètes afghanes avant même que ne soient prononcés les premiers mots. L’image, déjà, est forte. L’insouciance est de mise, en témoignent les jeux de ballon, les éclaboussures d’eau et les sourires sur les visages. Certaines d’entre elles portent le voile, d’autres au contraire ont les cheveux au vent, toutes partagent pourtant le même plateau, le même désir, la même histoire. Échappées de leur pays après le retour au pouvoir des talibans, elles sont là pour raconter une légende millénaire, celle d’Antigone d’après les mots de Sophocle. Mais dans leurs voix à la musicalité marquée, le récit prend un accent nouveau, plus grave, derrière lequel se dessine le portrait d’un exil. Ces jeunes femmes, qui semblent encore hantées par la culpabilité, deviennent alors Les Messagères d’un espoir pour les temps à venir.

C’est précisément à ces Messagères que Jean Bellorini a confié l’histoire d’Antigone et de son audace. Dans une version en dari particulièrement fidèle au texte de Sophocle, le metteur en scène travaille des images d’une belle esthétique qui apportent un doux relief à la tragédie. Ses lumières précises viennent y sculpter une scénographie qui trouve sens dans sa simplicité. Ainsi le directeur du TNP trouve-t-il un équilibre certain entre le poids de l’histoire – celle du récit comme celle qui se joue en ce moment dans le monde – et la part d’art qui vient la sublimer. Les comédiennes, elles, passent par ailleurs outre la fiction. Dans un prologue et un épilogue qui les ramènent à leur vécu, elles rappellent non sans émotion tout le symbole qu’elles représentent, toutes debout sur une scène devant un public, en France.

Les Messagères de Jean Bellorini © Juliette Parisot

Car dans Les Messagères, la narration entre systématiquement en écho avec la réalité du monde. Partout plane la liberté dont ces femmes se sont emparées en fuyant leur pays, cette liberté qui leur permet justement de pratiquer le théâtre sans se cacher ou craindre d’en être punies. Grâce à cette discipline qui les rassemble, elles peuvent prendre des mots qui ne sont pas les leurs mais viennent pourtant dénoncer les tyrans et les lois des hommes qui prétendent agir au nom des dieux. À travers le théâtre, elles peuvent jouer les rôles de ceux qui les ont chassées en les tournant en dérision. Antigone était un hasard, assure Jean Bellorini… certains hasards sont heureux et paraissent bien pertinents.

Ne sachant plus si leur fuite en avant les rapproche davantage d’Antigone pour son courage ou d’Ismène pour sa survie, les neuf interprètes paraissent en tout cas mues par la même énergie. Entre elles se tisse un rapport qui alimente une tension poétique quasi permanente, confortée par une rare douceur qui apaise presque la tragédie, si ce n’est le simulacre de folie dans lequel évolue finalement le personnage de Créon dans une interprétation poussive. Mais une fois les derniers mots prononcés, le dernier espoir planant comme toujours réalisable après l’obscurité, reste de ces Messagères une envie irrépressible de liberté, pour elles comme pour toutes les femmes afghanes qui n’ont pas eu leur chance.


Les Messagères
Création 2023 – TNP Villeurbanne
Vu au Printemps des ComédiensDomaine d’O – Montpellier

Crédits

Avec l’Afghan Girls Theater Group : Hussnia Ahmadi, Freshta Akbari, Atifa Azizpor, Sediqa Hussaini, Shakila Ibrahimi, Shegofa Ibrahimi, Marzia Jafari, Tahera Jafari et Sohila Sakhizada / Mise en scène : Jean Bellorini / Collaboration artistique : Hélène Patarot, Mina Rahnamaei et Naim Karimi / Création lumière : Jean Bellorini / Création sonore : Sébastien Trouvé / Adaptation : Mina Rahnamaei / Traduction des surtitres : Mina Rahnamaei et Florence Guinard / Construction des décors et confection des costumes : Les ateliers du TNP / Le texte qui ouvre le spectacle est issu de l’album de Martine Delerm Antigone peut-être, paru aux éditions Cipango. Le texte final a été écrit par Atifa Azizpor, comédienne de l’Afghan Girls Theater Group.

Dates
  • Du 18 au 19 juin 2024 : Printemps des Comédiens – Domaine d’O – Montpellier
  • Du 7 au 13 septembre 2024 : Théâtre National Populaire
  • 5 décembre 2024 : Le Liberté, scène nationale, Toulon 
  • 1er février 2025 : Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France
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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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