Abordant toujours des sujets très contemporains, Marion Siéfert ne se donne pourtant pas pour mission de faire passer des messages. Son théâtre, c’est avant tout une recherche de la forme, des images et des sensations, dans une dynamique de création qui n’est pas exempte d’un certain pragmatisme. J’ai souhaité revenir avec elle sur ce qui compose son travail artistique dans un contexte qui n’a rien d’une évidence. Rencontre avec une artiste qui figure déjà parmi les incontournables de notre époque.
À quoi correspond ton théâtre, ta recherche en tant qu’artiste ?
Je pense que c’est toujours en mouvement. Il y a toujours une part d’inconnu dans une création. D’une création à l’autre, les zones d’inconnu se déplacent. Je ne dirais pas que j’ai une question que je creuse inlassablement à travers plusieurs pièces… Ou peut-être que si, mais je n’en suis pas consciente. Il y a une question de forme théâtrale, je pense, qui m’habite constamment. Quand j’ai commencé le théâtre, je ne venais pas de l’école, je n’avais pas de moyen, je n’avais pas d’espace, j’étais concrètement seule dans ma chambre avec mon ordinateur. Donc j’ai pensé une pièce que je puisse répéter, concevoir comme ça. C’était ma première pièce, 2 ou 3 choses que je sais de vous. Une fois que je l’ai faite, j’avais envie justement de passer du temps en salle de répétition avec d’autres personnes, de pouvoir travailler avec des acteurs, des actrices… Dans Le Grand Sommeil, c’était ma petite cousine de 11 ans, donc on ne va pas dire que c’était une actrice professionnelle, et Helena de Laurens qui était une performeuse, mais qui n’avait encore jamais joué dans une pièce de théâtre. Puis, j’ai eu l’envie de me déplacer, de sortir de ma classe sociale, avec DU SALE !, qui était un duo créé pour la rappeuse Laetitia Kerfa et la danseuse Janice Bieleu. Avec cette pièce, je me suis liée de manière très forte avec des personnes qui n’avaient pas du tout la même vie que moi. _jeanne_dark_ était le deuxième solo pour Helena et donc présentait la difficulté de ne pas rester dans ce qu’on connaissait, d’amener le travail plus loin, ailleurs aussi. C’était aussi une plongée dans une matière très personnelle, dans mes hontes. Avec Daddy, j’avais envie d’explorer le dialogue, une histoire, de déployer mon théâtre sur un temps qui est celui de la narration.
Tu parles de sortir de ta classe sociale et d’aller vers des domaines qui te sont moins proches. Comment tu arrives à te déplacer et à te donner une sorte de légitimité à parler de ces sujets ? Tu passes par des rencontres, des recherches ?
C’est vrai qu’aujourd’hui il y a toujours cette question de la légitimité. C’est-à-dire qu’on est vraiment dans le monde Instagram : on a l’impression que pour pouvoir parler de quelque chose, il faut forcément l’avoir vécu. Quand on regarde toute l’histoire de l’art, on voit bien, et heureusement, que les auteur·ices, les artistes ne parlent pas que d’eux tout le temps, en permanence. Forcément, il y a toujours un endroit où on parle de soi, mais créer une œuvre, ce n’est pas rester collé à soi. Plutôt que de parler de légitimité et de coller à l’identité, je trouve cela plus intéressant de se demander comment on aborde certains sujets, quelle place on ménage à l’autre et est-ce qu’on rend justice à la question qu’on a posée. Dans mon processus de création, j’ai toujours besoin de partir d’un questionnement intime. Avec Matthieu Bareyre, on est toujours attentifs à ne pas s’effacer dans nos créations. Même si ce n’est pas une pièce autobiographique, on se demande toujours où l’on est dans l’œuvre qui est en train de germer. Je me laisse beaucoup guider par l’émotion, la sensation, par le désir en fait, tout simplement, puisque ce sont des énergies énormes qu’on déploie quand on crée des pièces à chaque fois. On gravit des montagnes, donc il faut vraiment avoir quelque chose auquel on tienne profondément pour pouvoir aller au bout et tenir bon. Il faut qu’il y ait une base très solide, intime, quelque chose qui nous hante. Et après, oui, il y a une recherche documentaire… Mais je dirais pas qu’elle est très méthodique. C’est aussi souvent un moment où je fais des trucs qui sont peut-être moins angoissants, comme aller rencontrer des gens, retranscrire des interviews. Ça me fait avancer. Je ne suis pas encore en train d’écrire, mais ça me permet de ne pas rester bloquée devant ma page blanche en me disant qu’il faut que je sorte quelque chose du néant. Je suis nourrie et habitée par toutes ces recherches et mon esprit est déjà en rêverie, constamment occupé par ça. Les idées viennent de manière beaucoup plus naturelle et spontanée. Mais de manière concrète, sur chaque pièce, c’est vraiment un grand mélange de documentaire, de situations que j’ai vécues et que je transpose. Je les déplace dans un autre contexte, je vois comment ça réagit, s’il faut que j’adapte. Je suis quelqu’un qui aime observer et écouter les gens, la vie. J’ai une joie profonde lorsque j’ai la sensation de comprendre des choses qui ne sont pas moi. C’est ramener l’inconnu dans du connu, dépasser des peurs, des sentiments d’étrangeté. Il y a un grand effort d’empathie, je pense, et puis vient le moment où, en tant qu’autrice, je suis complètement mue par ma propre joie, ma propre excitation, mon propre plaisir à façonner et à construire l’œuvre à venir.
Tu as la chance d’avoir des spectacles qui tournent beaucoup. Est-ce qu’ils restent toujours en travail, ou est-ce qu’il arrive que tu te dises « Là, c’est bon, il est arrivé au bout » ?
Souvent, dans les premières dates de représentation, on continue à retoucher le spectacle. Sur Daddy, ça a été particulièrement le cas. C’est un grand spectacle, donc forcément on se rend compte de beaucoup de choses une fois qu’il est joué devant le public. On a retouché le texte, des choses ont été coupées ou précisées. Après, en tournée, je continue. De toute façon, chaque salle est différente, donc il y a toujours un œil à avoir sur les adaptations au niveau de la technique, les petites choses qui ont vraiment leur importance. Et avec les acteurs, j’approfondis le travail. Tous les soirs, je regarde. Je fais l’effort de continuer à regarder le spectacle, à l’affiner. Souvent, au bout d’un moment, on découvre autre chose dans le spectacle, quelque chose qui dépasse les intentions initiales. L’œuvre nous apprend. C’est pour cela que je dis toujours qu’il faut être extrêmement humble face à ce spectacle que l’on a créé ensemble, car il en sait toujours plus que nous.
Tu travailles sur Daddy depuis combien de temps ?
J’ai commencé au printemps 2021. La pièce a été créée à l’Odéon il y a un an, et c’était deux ans de travail avant.
Ton parcours t’a menée en Allemagne. Il y a une approche très identifiable de la scène en Allemagne. Est-ce que ça a modifié ta perception des choses ?
Le théâtre, c’est quelque chose que j’aimais faire enfant, j’aimais faire des spectacles. Et quand j’ai voulu en faire, à l’adolescence, j’ai commencé à me dire que j’aimerais essayer de rentrer dans des conservatoires ou dans des écoles de théâtre. Là, je me suis retrouvée dans une situation d’échec, je n’étais pas prise, je me trouvais projetée dans une manière de faire du théâtre qui n’était pas du tout celle que je faisais enfant. Enfant, je me disais « j’ai envie de faire un spectacle », puis je rassemblais des gens autour de moi et on faisait. Tout venait de nos références, de notre imaginaire, de nos jeux. Dans les conservatoires, il y a quelque chose qui est plus scolaire, où il faut déjà bien connaître la littérature théâtrale, apprendre le travail d’acteur, le travail de texte… C’était très différent de ce que j’avais fait enfant, où tout se mêlait. Tout d’un coup, je me sentais inhibée par le cadre scolaire, le prof, les examens. J’avais l’impression que c’était une culture qui m’était un peu inaccessible. Et je voyais des pièces aussi en France, j’allais beaucoup au théâtre. Et ce que je préférais, c’était par exemple les opéras. Pas pour la mise en scène, mais pour la musique. Mais je ne me voyais pas faire un opéra (rire). Puis je suis allée en Allemagne où j’ai vu des spectacles qui n’étaient pas dans la démarche « je monte tel texte »… Là, j’ai découvert des collectifs comme She She Pop qui faisaient tout elles-mêmes : mise en scène, écriture, jeu, dans des formes qui étaient plus performatives et où il y avait vraiment quelque chose d’assez amateur. Elles travaillaient à partir de leurs hontes, de la gêne que cela pouvait créer dans le public. C’est à Berlin que j’ai vu des pièces qui m’ont donné du courage, d’un coup ça m’a semblé beaucoup plus accessible. Je me suis dit « si on peut faire du théâtre comme ça, oui, pourquoi pas, je vais pouvoir en faire aussi ».
Comment s’est passé ton retour en France ?
Pour revenir en France, j’ai été un peu maline. C’était dans les années 2010, il y avait une curiosité pour le théâtre allemand et j’ai joué là-dessus. C’est vrai que pour certaines personnes qui cherchaient des formes plus expérimentales ou différentes, c’était intriguant. J’ai eu la chance énorme de rencontrer quelques personnes très engagées, très professionnelles, comme Frédéric Sacard, Marie-José Malis, Marion Colléter, Joris Lacoste, qui ont vu mon travail, qui se sont réellement intéressées et qui m’ont vraiment aidée. Ça a été un accélérateur énorme d’être soutenue, une chance immense.
Est-ce que tu as toujours ton âme d’enfant quand tu crées ? Est-ce que d’abord tu te donnes le droit de rêver ?
Je suis quelqu’un qui rêve à partir du réel, du concret. Quand on fait un spectacle comme Daddy où la technique est vraiment très lourde, beaucoup de choses deviennent plus contraignantes. C’est toujours comme ça, on n’est pas juste seul dans sa tête. Mais ça part toujours d’une occasion. Pour Daddy, L’Odéon était intéressé par mon travail, ils co-produisent et on nous pose un cadre. Donc on va chercher en fonction. Et il y a toujours des moments où le cadre est mis en tension, parce qu’il y a peut-être des choses qu’on n’avait pas prévues…
Tu reviens toujours à des considérations très réelles, très pragmatiques. Ça pose aussi un certain portrait d’artiste.
Je ne vois pas comment on peut ne pas penser nos conditions matérielles d’existence. On va toujours finir par être rattrapé par ça. Si tu restes tout seul dans ton coin, au bout d’un moment, il y a quand même la question du pognon. Soit on réussit à faire travailler tout le monde gratuitement, mais je pense que c’est un peu compliqué aujourd’hui (rire). Et c’est illégal, en plus. Soit, il y a quelqu’un qui va nous dire « super, ce que t’as rêvé, mais ce n’est pas possible, donc tu rêves autre chose ou alors tu le fais pas ». Moi, ce n’est pas l’endroit de création qui m’intéresse. Et ça m’intéresse d’avoir la contrainte, ça me donne un cadre. J’ai plaisir à mettre ce cadre en tension, à trouver des astuces.
Tu as déjà pointé du doigt les difficultés de la création émergente, là où tu as eu la chance d’être repérée rapidement. Est-ce que c’est une chose en faveur de laquelle tu pourrais agir ?
Je pense qu’il y a une question d’imaginaire collectif et politique, de ne pas juste penser à soi, à son petit travail, à son petit spectacle et à comment on va réussir. Si je peux faire ce métier et si je peux avoir présenté mon travail dans autant de théâtres, dans des salles qui sont souvent très pleines, c’est parce qu’il y a tout cet écosystème qui a une histoire, cela vient de la décentralisation théâtrale, du théâtre populaire, d’une certaine vision du rôle de l’art dans la vie. Quand je tourne mes pièces, je mesure la chance que j’ai de pouvoir jouer devant des salles aussi pleines, avec un public aussi mixte et divers. Ce n’est pas le cas dans les autres pays, où l’art reste souvent cantonné dans une petite niche et a pour public une petite bande de connaisseurs. Cette rencontre entre l’art et le populaire, cela existe encore en France aujourd’hui. Pour combien de temps ? C’est exactement cela qui est attaqué avec les coupes budgétaires actuelles, les 96 millions d’euros en moins pour la création. Et tout le monde a peur de ce qui arrive. Cela vient particulièrement menacer les jeunes artistes. Combien ne pourront jamais développer leur travail ? Je ne sais pas si j’aurais réussi à rendre visible mes deux premiers spectacles dans le contexte actuel. À mon échelle, je rencontre les jeunes artistes qui m’écrivent et je leur file les coups de main que je peux. J’ai cependant la sensation que c’est collectivement que cela doit se passer. Dans Daddy, un des personnages dit : « aujourd’hui, le collectif n’intéresse plus personne ». C’est une remarque amère et cynique, mais c’est la conséquence du capitalisme. Ce qui est avant tout attaqué par le pouvoir aujourd’hui, ce sont les lieux d’autogestion, où les gens s’organisent ensemble pour se défendre. Il faut se rassembler et déployer collectivement une vision de l’art ajustée à l’état actuel du monde. Le théâtre rassemble et représente. C’est un art très puissant.
Tu as créé _jeanne_dark_ avant le Covid, Daddy juste après, ce qui veut dire que ta prochaine création aura lieu dans un contexte financier encore pire que les deux précédents. Qu’est-ce que ça te provoque ?
J’ai eu la chance de pouvoir continuer à imaginer des spectacles et des films avec Matthieu Bareyre, depuis dix ans. Et j’ai hâte de continuer à créer, ça me donne beaucoup de joie. Forcément, je réfléchis par rapport à ce contexte et ça m’interroge. Avec Matthieu, on est toujours attentif aux questions du présent, d’essayer de sentir ce qui se passe, de placer nos créations à ces endroits-là. Je n’ai pas envie d’être aigrie, donc je pense que le jour où on m’empêchera de faire ce que je fais, je trouverai toujours des manières pour le faire avec les moyens que j’ai et les gens autour de moi qui auront envie de me suivre.