Dans cette pièce écrite par Sara Stridsberg en 2012, Christine de Suède n’est pas de ces personnages de reines que l’on tourne en grandes figures de tragédie. Et pour cause, le personnage historique dont l’autrice s’inspire pour Dissection d’une chute de neige se démarque par sa singularité. Élevée comme un garçon pour prendre la succession sur le trône du royaume, la jeune femme s’est forgé un caractère bien assumé, avec lequel celles et ceux qui l’entourent n’ont d’autre choix que de composer. Abandonnée par son père mort et sa mère en fuite, Christine de Suède se retrouve perdue, se cherchant elle-même entre l’enfant roi que l’on a toujours fait d’elle et la femme indépendante qu’elle aspire à être, la cohabitation des deux s’avérant incompatible avec les attentes de la société qu’elle est censée diriger.
Pour sa mise en scène, Christophe Rauck insiste sciemment sur cette ambivalence. En s’appuyant sur la scénographie d’Alain Lagarde – qui ne cesse de déplacer les perspectives, les reflets et le visible –, il met précisément au plateau les deux facettes de cette jeune femme de pouvoir que l’on appelle Roi, l’enfermant dans le bloc d’une maison de poupées aux accents d’imaginaire et de poésie, ou l’armant d’un fusil dans une pénombre aride qui la rend soudain effrayante lorsqu’elle se décide à jouer les tyrans. En faisant se succéder les images et les personnalités de Christine, le metteur en scène finit par mêler l’innocence enfantine à l’autocratie d’un souverain, dessinant peu à peu le portrait d’un personnage qui fait écho au genre du thriller psychologique.
Il y a bel et bien de cela, dans cette Dissection d’une chute de neige. En brouillant les frontières entre la réalité et les vues de l’esprit, Christophe Rauck semble créer un espace mental auquel le public participe malgré lui, témoin intérieur de ce qui se joue dans la tête de Christine. Ce n’est sans doute pas pour rien si les spectateurs se confrontent à leur propre reflet en prenant place en salle. Ce n’est sans doute pas pour rien si les techniciens plateau en charge de moduler l’espace sont habillés comme des infirmiers. Ce n’est sans doute pas pour rien si les lumières d’Olivier Oudiou – tantôt tamisées à l’extrême, tantôt poussées à toute puissance –, s’amusent à confondre la suggestion du réel et la démonstration du spectacle. Et ce n’est sans doute pas pour rien si le son de Xavier Jacquot paraît parfois si loin de nous, parfois si proche. On voudrait ici faire spectacle, mais quelque chose de plus puissant nous en empêche. On aimerait montrer, mais il faut aussi être.
Pendant plus de deux heures, c’est justement cette dichotomie générale qui se joue sur scène, rappelant l’éternel dilemme du Roi Christine. Portée avec nuances et précision par Marie-Sophie Ferdane, cette figure n’éclate pourtant jamais tout à fait au grand jour, comme irrémédiablement coincée entre le rêve et le concret – dont elle ne s’échappe d’ailleurs que temporairement au travers des illusions qu’elle se crée. Autour d’elle, avec elle, contre elle, la distribution réunie par Christophe Rauck trouve un équilibre évident qui concourt à une pièce dont on ne sait plus si elle doit être viscéralement vécue ou distraitement contemplée. Car si les effets scéniques et la dynamique de jeu que le metteur en scène développe sur la première partie de la pièce ont tendance à se répéter par la suite, il nous fait voyager dans le récit de Christine de Suède sans grande lassitude et propose une pièce convaincante, entre poésie, esthétique et philosophie.