Ce procès n’a pas encore eu lieu, et seul l’avenir nous dira si la pièce écrite par l’Ukrainienne Sasha Denisova aura été visionnaire. Ce serait pourtant la suite logique à réserver au dirigeant de la Russie après les innombrables attaques et atteintes aux droits humains dont on l’accuse, la dernière en date faisant toujours rage aux portes de l’Europe. Mais dans cette création signée Galin Stoev avec le Théâtre National de Sofia, il n’est pas question de porter au plateau un témoignage à charge qui voudrait raconter l’histoire avant même qu’elle soit écrite. Avec une certaine distance, dans l’écriture comme dans la mise en scène, La Haye s’immisce dans les méandres du système russe pour mieux le décortiquer et le mettre à jour.
Ce recul, ô combien nécessaire dans le traitement d’une actualité aussi forte et brûlante, n’avait pourtant rien d’évident. Partant d’une galerie de personnages non pas inspirés mais copiés depuis la réalité, Sasha Denisova ne fait pas dans la métaphore. Ils portent les noms d’Evgueni Prigojine, Ramzam Kadyrov ou Vladimir Poutine – pour les plus connus de notre côté de l’Europe – et sont grimés sous la patte de Galin Stoev au plus proche de ceux dont ils sont les clones. Résultat d’un travail d’acteur poussé à son paroxysme, le président russe apparaît sous les traits de la comédienne Radena Valkanova plus vrai que nature… À vous glacer le sang s’il n’était pas justement là pour répondre de ses actes.
Car pendant les plus de deux heures que dure la pièce, ce sont bien des accusés qui se soumettent les uns après les autres à leur jugement, au pire fictif, au mieux anticipé. Moins mis en faute pour leurs actions individuelles que pour la part qu’ils ont prise dans un système politique obscur, ils se retrouvent dos au mur face à plus grand qu’eux. Ultime outil judiciaire après l’innommable, la Cour pénale internationale des Nations Unies doit ici déterminer les responsables et leurs implications, tandis que les accusés attendent leurs comparutions en accordant leurs violons.
Plus que dans le simulacre de procès qui rythme cette création, c’est aussi et surtout dans l’entremêlement de scènes de reconstitution, de complots et d’échappées de l’imaginaire, que s’établit peu à peu un équilibre délicat entre la réalité et la fiction, entre l’actualité et le théâtre. Au gré d’une mise en scène qui s’autorise quelques bons mots, grimaces ou situations irrésistiblement comiques, Galin Stoev ne perd jamais de vue la puissance de son propos et se place au point de friction entre ce qui doit être dit et ce qui peut être fait. S’accompagnant notamment de la scénographie – sobre autant qu’imposante et pertinente – de Boris Dalchev et des lumières d’Ilya Pashnin qui créent des images d’une esthétique saisissante, le directeur du ThéâtredelaCité s’autorise dans cet espace les libertés du fantasme.
Ainsi, outre la tenue d’un procès dont on n’est pas capable, à ce jour, de savoir si ou quand il aura lieu, et suivant un texte déjà propice à la dérision, La Haye fait ressortir l’absurde – le ridicule, parfois – de situations que l’on a du mal à imaginer exagérées. Théories paranoïaques du complot, techniques de propagande farfelues, réécriture de l’histoire et de la vérité… Tout y est au service de la patrie, au service de Vladimir Poutine. Arrivé presque en rockstar et élevé au rang de Dieu par ses disciples, le président russe perd pourtant lentement de sa grandeur, jusqu’à devenir poupée dans les mains d’une jeune fille en Ukraine. D’ailleurs, hasard du surtitrage ou parti pris, son nom s’y écrit en minuscule et en italique, comme pour rappeler que l’homme a fini par se confondre avec le système politique qu’il incarne.
Se révèle alors une organisation insidieuse, faite de fidélités gagnées par la menace, de coups bas et de soudoiements, un système bien huilé qui se réalise visiblement aussi bien au Kremlin qu’en prison, où s’engage une lutte des égos, chacun cherchant à défendre son cas personnel pour sauver sa peau. Si le tribunal de La Haye s’affaire bien à identifier les coupables et à prouver leurs crimes, un autre procès plus sombre, plus officieux, se déroule et met à jour un gouvernement anéanti qui refuse malgré tout de renier ses fantasmes d’une Russie tentaculaire.
Dirigeant avec sens la troupe du Théâtre National de Sofia – dont les interprètes brillent par leur énergie et leur justesse –, Galin Stoev s’empare de ce texte avec la distance nécessaire à une telle création dans un tel contexte. Avec La Haye, il réalise un coup politique et artistique fort qui marque autant par son réalisme que par sa théâtralité… Bravo !