Pouvez-vous nous rappeler la genèse de ce projet ?
Daniel Jeanneteau : C’est une proposition de Satoshi Miyagi, qui est le directeur du SPAC, un centre de création qui s’apparente un peu à un centre dramatique national. C’est un des très rares théâtres publics au Japon, qui a pour vocation de créer des spectacles plutôt contemporains. C’est la quatrième occasion qu’on a d’aller travailler là-bas avec Mammar. Pour cette proposition-là, Satoshi Miyagi, nous a dit « on n’a jamais eu de Tchekhov dans ce théâtre qui a une petite trentaine d’années, on aimerait bien que cet auteur soit présent, et on pense que c’est vous qui devez le faire ». C’est très agréable comme proposition (rire). Avec la liberté de choisir la pièce qu’on voulait. On a choisi La Cerisaie qui nous paraissait être la pièce la plus ouverte à des interprétations aujourd’hui, et la plus accueillante pour une équipe mixte. Puisque, en contre-proposition, on lui a demandé de constituer une équipe de comédiens des deux pays.
Sur cette Cerisaie, vous êtes tous les deux metteurs en scène. Comment se passe cette collaboration ?
Mammar Benranou : C’est très naturel, c’est une concertation sur tous les niveaux, tous les plans. On parle et on décide, on fait un choix ensemble, on a beaucoup d’échanges. Il n’y en a pas un qui décide plus sur un aspect ou un autre. On partage les mêmes sensibilités, aussi, c’est très facile.
DJ : On a même été un peu surpris, parce que c’est la première fois qu’on partage à ce point la mise en scène. Mammar était présent sur les spectacles précédents comme un regard extérieur. C’était déjà la construction d’un espace commun. Et pour ce projet-là, on a dit « maintenant on le fait vraiment complètement, on co-signe la mise en scène intégralement », et on s’est rendu compte qu’on était prêt pour ça. C’était absolument passionnant de voir à quel point on était très proches dans nos perceptions. Il fallait parfois qu’on s’ajuste, on n’était pas toujours d’accord sur des détails, mais ça n’a jamais été un obstacle.
Ça vous donne envie de faire d’autres choses ensemble ?
DJ : Plus jamais (rire). Bien sûr que si ! J’ai déjà beaucoup collaboré, partagé des créations, j’aime bien. Mais jamais à ce point-là, je pense.
MB : Oui, on se l’était dit, il y a encore plein de trucs à faire. Les créations précédentes nous avaient bien préparés pour ce projet-là.
Revenons à votre Cerisaie. Vous vous affranchissez des contextes historique et géographique, pour une pièce très marquée par ces références. C’était une volonté ?
MB : C’était une volonté dès le départ. On a beaucoup cherché comment lire cette pièce aujourd’hui. Il a fallu se débarrasser de Tchekhov, du contexte historique, de tout ça, pour ne garder que le texte. Tchekhov sans tchekhovisme. Et pour cette lecture-là, on a fait un choix qui était de prendre l’angle de vue depuis la cerisaie. Et si c’était la cerisaie elle-même qui nous racontait sa propre finitude ? À partir de là, on a lu la pièce autrement.
DJ : Vous avez un peu donné la réponse à votre question en la formulant, en disant « votre cerisaie », Effectivement, on s’était dit ça comme une formule qui nous aidait à réfléchir, qu’on ne montait pas Tchekhov mais qu’on montait La Cerisaie. On aime Tchekhov passionnément, mais on s’est abstenu de trop ramener la pièce à son contexte d’apparition, à son époque, pour observer ce qu’elle nous faisait aujourd’hui. Au fond, le détour du Japon, le fait qu’on n’était pas entouré d’un contexte qui nous ramenait à notre culture, à nos habitudes, nous a beaucoup aidés. C’était une chance qui nous a permis d’aborder la pièce sans son attirail de références, de folklore.
« Mettre en scène, c’est faire qu’il se passe quelque chose »
Vous parliez des interprétations que peuvent inspirer la pièce. On sait les échos qu’elle peut avoir en France et en Europe, mais comment est-elle perçue par les Japonais ?
MB : C’est à eux qu’il faudrait poser la question (rire). Ça a été plutôt bien reçu par les Japonais, mais ils ne s’expriment pas beaucoup. Ils ne donnent pas leur avis comme en France.
DJ : Ce qu’on peut dire c’est que Tchekhov est connu au Japon depuis très longtemps. Dès le moment où les pièces ont été écrites, elles ont été traduites et montées au Japon. Mais comme chez nous, il est monté avec des crinolines, des chapeaux…
Donc en France comme au Japon, ce n’est pas une découverte, mais bien une relecture de la pièce…
MB : C’est ce que nous a dit Satoshi Miyagi, qui a vu une vingtaine de versions de cette pièce. Il nous a dit « c’est la première fois que je vois une telle Cerisaie, il y a quelque chose de très nouveau », il était très emballé.
DJ : C’était ça l’enjeu, c’est un déplacement collectif pour produire cet objet qui nous a surpris aussi, au fond. Une grande partie de l’effort artistique, sensible, qu’il a fallu pour faire le spectacle a consisté à nous dégager de la gangue qui plombe Tchekhov dans la mélancolie triste, dans la dépression. Je lis la correspondance de Tchekhov et il est marrant ! Ses lettres sont pleines de blagues, il se fout des gens, il est très ironique. Stanislavski le premier a plaqué là-dessus de la lenteur, de la tristesse, de la lourdeur, et après on s’est vautré là-dedans avec délice… On n’avait pas envie d’y plonger.
Pour ça, un gros travail a été fait sur le texte, avec pour objectif de mettre en lumière tous les relations que les uns entretiennent avec les autres…
DJ : On a fait un énorme travail de lecture du texte. Vraiment. C’est-à-dire qu’il n’y a pas un seul de nos choix qui ne soit venu de la lecture. On s’est laissé guider par la pièce, on n’est pas arrivé avec des idées préconçues de ce que ce serait la représentation. La scénographie a été conçue sur le tard quasiment. Un défaut qu’on peut avoir en France assez souvent, c’est de réduire la question du théâtre à celle de la littérature ou de l’énoncé du texte. Il y a un travail d’énonciation ou de prononciation qui est très remarquable, mais c’est pas ça le théâtre. On peut faire du théâtre sans texte, par exemple. Ce qui est important pour nous c’est la question des rapports. Qu’est-ce qui se passe entre deux êtres ? Qu’est-ce qui circule ? Quelles sont les forces qui sont présentes et qui agissent ? C’est ça qu’écrit Tchekhov. Il fait pas des belles phrases, il fait pas du langage agréable. À travers ces échanges, qui sont parfois d’ailleurs un peu bêtes, il y a une forme d’idiotie subtile extrêmement intelligente chez lui. Il donne des indices de la présence de forces qui travaillent obscurément, souvent dans l’inconscient, ou alors des forces immenses qui sont celles de l’époque, mais qu’il révèle à travers des indices microscopiques, des petites choses, une tension, une insistance, un mot qu’on répète… Ce qui nous a intéressés en travaillant sur la pièce, c’était d’observer partout où ces forces étaient vivantes, où elles traversaient les comédiens et suscitaient des moments de vie, des rapports, des échanges, chaque fois qu’il se passait quelque chose. C’est ça, mettre en scène, c’est faire qu’il se passe quelque chose.
MB : Ce n’est pas que du bavardage. On a beaucoup travaillé, comme des zooms sur chacun des personnages, pour mieux les comprendre, les regarder, pour mieux les mettre en rapport les uns a coté des autres, ou les uns avec les autres.
Justement, on ressent bien dans la pièce qu’il n’y a pas véritablement de personnage secondaire, là où on a souvent l’habitude de voir une Lioubov très mise en avant. Pour vous, chaque personnage a son identité propre, son histoire… Comme quoi La Cerisaie, ce n’est pas Lioubov ?
MB : Mais tout est dans le titre. Le titre c’est La Cerisaie, c’est pas « Lioubov ». Voir tous ces personnages depuis le point de vue de la cerisaie, je pense que c’est assez juste, ça les place sur un plan d’égalité. On nous l’a souvent dit, d’ailleurs : « on voit souvent Lioubov ou Lopakhine, mais c’est la première fois qu’on voit les autres personnages ».
DJ : Il suffit de lire l’œuvre de Tchekhov pour voir qu’il s’est intéressé à tout le monde, y compris aux petites figures, aux anonymes, aux vies minuscules, aux gens qui ne sont rien, les misérables, les mendiants, les enfants, les jeunes filles… Traiter les figures de la pièce en les hiérarchisant selon ce que l’on imagine de l’importance des rôles, c’est obéir à une tradition très discutable du théâtre français, mais c’est pas lire la pièce. Et par ailleurs, un des enseignements de la pièce qui est très intéressant, c’est à quel point Lioubov a un rapport profondément égalitaire avec tout le monde. C’est son génie propre. On peut voir là un reflet de ce qu’était probablement Tchekhov lui-même. Donc effectivement, il n’y a pas lieu, si on lit bien la pièce, de traiter différemment…
MB : Les contraintes sanitaires nous ont aussi fait lire la pièce autrement.
Qu’est-ce que ça vous a fait, de devoir mettre en scène avec ces contraintes ?
DJ : En fait, ça nous a plu (rire) ! On a gardé la plupart des effets secondaires de ces contraintes, d’ailleurs : les distances, le fait de ne pas se toucher, la configuration de la scénographie, parce que ça nous a plu. Ce qu’on ne peut pas refuser, il faut en faire quelque chose. L’adversité extrême dans laquelle on était à ce moment-là nécessitait qu’on retourne la situation en quelque chose qui nous aiderait, qui serait positif. Et ça nous a donné beaucoup de force.
Recueilli par Peter Avondo