C’est avant tout le corps qui subit l’attente. Dans une introduction sur un fond d’électro auquel se mêlent des consignes en arabe, Nadim Bahsoun refait les gestes, encore et encore. Sa chorégraphie de plus en plus frénétique n’est pas née de l’imaginaire. Ma nuit à Beyrouth se résume déjà dans ce langage physique : attendre, espérer, se résoudre, essayer encore. Tandis que son souffle s’accélère, la même danse se reproduit à l’infini, le corps se mêle à lui-même et devient flou. Alors arrivent les mots qui, dans la bouche de Mona El Yafi, viennent raconter l’histoire de cet homme confronté à l’absurdité totale : celle du renouvellement de son passeport transformé en parcours du combattant, dans un pays détruit sur tous les plans.
Revenir à Beyrouth en prenant ce prétexte administratif devait pourtant être une aventure heureuse. Il pouvait profiter de son séjour pour revoir ses proches avant de retourner en France où il a désormais sa vie. Mais après la guerre, après l’explosion du port, et dans un pays gangréné par la corruption, même la formalité la plus simple devient une épreuve. Une sombre image de la capitale libanaise se dévoile alors à travers le regard de cet homme, devenu malgré lui représentant d’une population déconsidérée. À l’ombre des privilèges monétisés, la déshumanisation est en marche à la faveur de ceux qui outrepassent leurs droits.
Au plateau, un dialogue s’établit dès les premiers instants entre le texte et le geste, le premier venant généralement souligner le deuxième comme pour en garantir la bonne lecture. Mais c’est bien dans la conversation entre les deux que s’écrit Ma nuit à Beyrouth, dans une écriture sensible tant dans le verbe que dans la chorégraphie, dont Nadim Bahsoun propose une interprétation profonde et généreuse. Le mouvement comme langage de prédilection, il donne corps au récit qui le mène à considérer la danse, son métier, comme une issue fiable et apaisante.
Condamné à attendre des nuits entières en attendant de décrocher son précieux sésame, il se laisse alors gagner par des rêveries, des possibles. Là, le temps d’une respiration dans la file d’attente inconfortable qui se fond dans la pénombre, il fantasme les droits, la liberté, la solidarité et la joie, jusqu’à rouvrir les yeux pour affronter à nouveau la détresse qu’il partage avec celles et ceux qui l’entourent. Ainsi se construit Ma nuit à Beyrouth, dans une succession d’espoirs et de désillusions, du concret des mots à la sensibilité des gestes.
Autour de Nadim Bahsoun et Mona El Yafi, la scénographie de Marcel Flores est saisissante de sobriété, dans l’esthétique grisâtre et étouffante qu’elle donne de ce corridor d’attente qui semble renoncer à toute poésie. Dans cet espace oppressant à peine balayé par les phares des voitures, quelque chose émerge pourtant bel et bien. L’image d’un Liban impuissant et corrompu a beau s’y dessiner en filigrane – comment pourrait-on s’en affranchir ? –, Ma nuit à Beyrouth se reçoit avant tout comme un geste d’optimisme qui cherche la beauté où elle a disparu.
Ma nuit à Beyrouth
Création 2025 Scène Europe (Saint-Quentin)
Vu à L’Odéon avec les ATP de Nîmes
Conception : Mona El Yafi et Nadim Bahsoun / Texte, mise en scène et interprétation : Mona El Yafi / Chorégraphie et interprétation : Nadim Bahsoun / Assistanat à la mise en scène : Elise Prévost / Collaborateur artistique et regard extérieur théâtre : Ayouba Ali / Regard extérieur danse : Krystel Khoury / Création sonore : Najib El Yafi / Scénographie : Marcel Flores / Création lumière : Alice Nédélec et Océane Farnoux / Création costumes : Gwladys Duthil