« La Guerre n’a pas un visage de femme », le théâtre des maux

Dans le cadre du Printemps des Comédiens à Montpellier, la Cité européenne du Théâtre - Domaine d'O accueillait la dernière création de Julie Deliquet, "La Guerre n’a pas un visage de femme". À partir du livre de Svetlana Alexievitch, la directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis signe une pièce intense avec une distribution saisissante.

Peter Avondo
Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
8 mn de lecture

Le théâtre est à nu. Tout ce qui en dissimulait les coulisses a disparu, ne restent que les murs, bruts et baignés de lumière, tandis que le public s’installe. Face à lui, neuf femmes prennent bientôt place l’une après l’autre, dans une frontalité qui travaille déjà, avant les mots, à un rapport fort du plateau à la salle. Réunies dans le décor chargé d’un appartement communautaire des années 70, chacune d’entre elles a accepté de témoigner d’une guerre dont le récit a toujours été réservé aux hommes. En adaptant le texte de l’écrivaine et journaliste Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet fait de La Guerre n’a pas un visage de femme un moment fort de théâtre, porté par des comédiennes puissantes prises dans l’expérience du direct.

En effet, dans la poursuite de sa recherche documentaire autour de l’humain, la metteuse en scène imagine un dispositif qui place le théâtre à la frontière entre la fiction et le réel. Confiant à ses interprètes des corpus de fragments piochés çà et là, destinés à recomposer une histoire personnelle pour chacune, Julie Deliquet ne se contente pas d’adapter un texte initialement constitué de longs témoignages à une voix. À partir des répliques qui leur ont été attribuées, ces neuf personnalités qui ne se connaissent pas vont rapidement se retrouver liées par une histoire commune, celle des femmes soviétiques qui ont rejoint le front lors de la Seconde Guerre mondiale. Face à elles, calepin et stylo en main, le personnage de Svetlana Alexievitch mène alors un entretien polyphonique à travers lequel se dessine bien plus que le portrait d’une guerre mondiale.

© Christophe Raynaud de Lage

D’une confidence à l’autre, La Guerre n’a pas un visage de femme creuse de plus en plus loin dans le vécu de ces soldates improvisées. Et pour cause, poussées au silence et considérées comme impures à leur retour du front, on leur a appris à s’effacer pour laisser aux hommes les honneurs de la victoire. Il suffisait pourtant de leur prêter une oreille et de les convaincre que leur histoire valait au moins autant d’attention, rôle tenu avec détermination par la journaliste biélorusse. Se révèlent alors de profonds traumatismes gardés secrets parce qu’illégitimes aux yeux de la mère patrie. Et c’est dans leur mise en commun, où la mémoire des unes s’alimente de celle des autres, que Julie Deliquet souligne toute la force de ce texte.

Dans son approche du plateau, la metteuse en scène opère par détails en faisant jouer le naturalisme de ses actrices avec la distance qu’impose son décor ostensiblement planté sur une scène de théâtre. À vrai dire, c’est précisément parce que cette impressionnante scénographie – qu’elle cosigne avec Zoé Pautet – nous rappelle sans cesse le principe de représentation, que Julie Deliquet s’autorise à pousser les curseurs du réalisme, dans l’interprétation comme dans la grande délicatesse des lumières de Vyara Stefanova. C’est avec la même habileté que les témoignages, d’abord destinés au public comme récit, semblent peu à peu bâtir une sororité à partir des douleurs et des joies de cette expérience commune.

© Christophe Raynaud de Lage

Par son dispositif scénique autant que par son adaptation et son interprétation, La Guerre n’a pas un visage de femme est une pièce d’une rare puissance. Par-delà la violence des tranchées, c’est une autre histoire de la guerre que transmet Julie Deliquet avec le texte de Svetlana Alexievitch. À partir de ce matériau, la metteuse en scène fait éclater un théâtre de la parole qui trouve sa profondeur dans la libération soudaine de non-dits qui en disent long sur nos sociétés. Car malgré les années qui nous séparent de ces récits, difficile d’occulter ceux qui s’écrivent au même moment et dont on n’imagine probablement pas la violence.


La Guerre n’a pas un visage de femme
Création 2025 Cité européenne du Théâtre – Domaine d’O dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier)

D’après Svetlana Alexievitch / Mise en scène de Julie Deliquet / Avec Julie André, Astrid Bayiha, Évelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy, Blanche Ripoche, Hélène Viviès / Traduction de Galia Ackerman & Paul Lequesne / Version scénique de Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos / Collaboration artistique – Pascale Fournier, Annabelle Simon / Scénographie de Julie Deliquet & Zoé Pautet / Lumière de Vyara Stefanova / Costumes de Julie Scobeltzine / Régie générale de Pascal Gallepe / Coiffures et perruques de Jean-Sébastien Merle / Assistanat aux costumes – Annamaria Di Mambro / Réalisation des costumes – Marion Duvinage / Construction du décor – Atelier du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis / Régie plateau : Bertrand Sombsthay, Régie lumière : Sharron Printz, Régie son : Vincent Langlais / Accessoiriste – Élise Vasseur / Habillage – Nelly Geyres

24 septembre au 17 octobre 2025 : Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis
8 et 9 janvier 2026 : Théâtre National de Nice, centre dramatique national Nice Côte d’Azur
14 et 15 janvier 2026 : MC2: Maison de la Culture de Grenoble, scène nationale
21 au 31 janvier 2026 : Les Célestins, Théâtre de Lyon
4 et 5 février 2026 : Comédie de Saint-Étienne, centre dramatique national
10 et 11 février 2026 : Théâtre de Lorient, centre dramatique national
18 au 20 février 2026 : Comédie de Genève
25 et 26 février 2026 : Malraux, scène nationale Chambéry Savoie, Chambéry
3 au 7 mars 2026 : Théâtre Dijon Bourgogne, centre dramatique national, Dijon
11 et 12 mars 2026 : Comédie de Caen, centre dramatique national de Normandie
18 et 19 mars 2026 : Grand R, scène nationale, La Roche-sur-Yon
27 mars 2026 : L’Archipel, scène nationale, Perpignan
31 mars au 3 avril 2026 : ThéâtredelaCité, centre dramatique national de Toulouse Occitanie
8 au 10 avril 2026 : Comédie de Reims, centre dramatique national
14 avril 2026 : La Ferme du Buisson, scène nationale, Noisiel
17 avril 2026 : Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
22 et 23 avril 2026 : Nouveau Théâtre de Besançon, centre dramatique national
28 et 29 avril 2026 : La Rose des vents, scène nationale, Lille Métropole Villeneuve d’Ascq
5 mai 2026 : Équinoxe, scène nationale, Châteauroux

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Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
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Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse. 06 22 65 94 17 / peter.avondo@snobinart.fr
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