Monter Brecht à une époque aussi marquée par le retour d’un fascisme décomplexé n’a rien d’anodin, d’autant moins s’agissant de Grand-peur et misère du IIIe Reich. Dans sa dernière création, Julie Duclos s’empare donc de l’un des textes les plus marquants du théâtre résistant. Sur la trentaine de saynètes que comporte la pièce intégrale, elle en choisit treize qui, dans la traduction de Pierre Vesperini, dépeignent ensemble un certain visage du nazisme ordinaire. Et pour cause, c’est en les mettant en miroir les uns des autres, que chacun de ces tableaux révèle toute la violence d’une époque passée… ou à venir. Car il y a une indéniable nécessité contemporaine à faire entendre ces mots, ces silences, ces cris et ces doutes.
En guise de terrain de jeu, Julie Duclos choisit l’austérité, qu’elle matérialise à travers l’oppressante scénographie de Matthieu Sampeur, assortie aux lumières pâles de Dominique Bruguière. Les hauts murs grisâtres, les verrières opaques de poussière et la lumière diffuse qui s’écrase sur le plateau concourent à créer une ambiance particulièrement pesante, par ailleurs augmentée d’une trame sonore – signée Samuel Chabert – qui revient comme un mantra pour marteler le drame. Pour cette Grand-peur et misère du IIIe Reich, exit la distanciation de Brecht. Certes, on devine les accessoires dans la pénombre des coursives et on voit souvent les interprètes et techniciens moduler le décor. Mais à la faveur de la vidéo de Quentin Vigier et d’un jeu au plateau qui se cherche essentiellement dans le réalisme des situations, l’empathie l’emporte sur le détachement.
Au cœur de cette atmosphère favorable à l’identification, la plupart des scènes présentées semble reposer malgré tout sur le texte de Brecht, déjà impitoyable dans son écriture. En balance des tableaux portés par une interprétation inégale dans son engagement comme dans sa justesse, Julie Duclos trouve pourtant des points d’entrée saisissants. Ce qu’elle parvient à développer dans les non-dits et les attentes alimente ainsi quelques instants d’une rare tension. De même, la construction de sa partition entraîne une sensation d’accélération face à un système qui s’emballe imperceptiblement. À terme, Grand-peur et misère du IIIe Reich aura en tout cas fait office de piqûre de rappel dans un contexte qui, lui non plus, n’est pas vraiment propice à la distanciation.
Grand-peur et misère du IIIe Reich
Création 2024 – TNB Théâtre National de Bretagne (Rennes)
Vu au TNP Théâtre National Populaire (Villeurbanne)
de Bertolt Brecht / traduction Pierre Vesperini / mise en scène Julie Duclos / avec Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen / avec la participation d’un petit garçon et d’une petite fille / assistanat à la mise en scène Antoine Hirel / scénographie Matthieu Sampeur / lumière Dominique Bruguière / assistanat à la lumière Émilie Fau / son Samuel Chabert / vidéo Quentin Vigier / costumes Caroline Tavernier / régie générale Sébastien Mathé / régie plateau David Thébault
Du 13 au 22 février 2025 : TNP Théâtre National Populaire (Villeurbanne)
Du 27 février au 2 mars 2025 : Théâtre du Nord (Lille)