Pour sa deuxième semaine, le Festival de Marseille devient l’espace d’une danse qui pousse à l’extrême les curseurs de la physicalité. Dans une approche qui tient autant de l’écriture dramaturgique chez Peeping Tom, que de l’acte performatif chez Faye Driscoll, le corps devient un matériau plastique qui se modèle à l’envi. Pleinement dévoués à la forme à laquelle ils prennent part, les interprètes révèlent alors toute leur puissance, que celle-ci s’exprime par le jeu d’une narration ou par une nécessité de résister lors d’une épreuve de force. Retour sur Chroniques et Weathering, respectivement présentés au Théâtre La Criée et à la Friche la Belle de Mai.
Chroniques, regard sur une histoire de notre espèce
L’espace immense aux perspectives multiples semble, après coup, porter les stigmates d’une histoire qui n’en serait pas à sa première occurrence. Tout comme les grands panneaux de toile qui le délimitent, le plateau garde les traces d’un avant, que celui-ci se soit soldé par une lutte ou par un élan commun. À travers ses tableaux qui se succèdent et s’entremêlent, Gabriela Carrizo dessine une fresque au sein de laquelle les époques se confondent, livrant en définitive le même portrait – sombre – d’une humanité qui serait vouée à dérailler.
Dans son écriture esthétique et dramaturgique, Chroniques n’affirme aucune temporalité ni référence indiscutable et directe. La pièce joue au contraire sur des images et des symboles à l’interprétation flexible, comme pour mieux en faire émerger une lecture universelle. Ainsi l’univers pop de super-héros répond-il aux machines automates tout droit sorties de la science-fiction, quand l’heure n’est pas aux personnages fantasques et fantastiques issus de livres de contes ou d’histoire médiévale. Malgré cette pluralité de registres, l’espèce humaine dépeinte par Peeping Tom semble tourner indéfiniment autour d’essentiels intemporels : l’espoir, la mort et sa représentation.
Car quels que soient l’époque et le contexte, tout semble mener vers ce moment de bascule qui fait du pouvoir un outil de domination, sous toutes ses formes. En opposition à cet instinct, la science et l’art ressortent comme les derniers remparts éternels, garants d’une vie qui se poursuit d’un monde à l’autre. Dans cette plongée, les corps de Simon Bus, Seungwoo Park, Charlie Skuy, Boston Gallacher et Balder Hansen se contractent et se dilatent, sursautent et se suspendent, dans une interprétation puissante et habitée qui ne souffre aucune concession. De ce tissage subsiste l’image d’une autre issue possible, à partir des traces des événements passés.
Weathering, le temps de la déliquescence
Pour la chorégraphe américaine Faye Driscoll, le travail de la physicalité commence avant tout par l’invisible. Dans Weathering, ce sont les mots – prononcés comme une harmonie incantatoire par les interprètes encore dissimulés derrière les gradins en quadrifrontal –, qui annoncent la teneur du tableau à venir. Par une longue énumération de parties anatomiques et d’états physiques, le corps prend place au plateau avant même d’apparaître véritablement. Sur un semblant de matelas blanc passent des silhouettes, qui s’arrêtent un temps avant de se soustraire à nouveau à la vue. Vêtements du quotidien en guise de costumes de scène, les voilà bientôt pris, comme une photo sur le vif, dans le silence et l’apparente immobilité.
Là s’engage une épreuve de haute intensité, pour les interprètes comme pour les spectateurs. Dans une démonstration d’endurance, il s’agit pour les uns de donner vie à des mouvements imperceptibles, pour les autres d’accrocher leur regard au tableau qui leur fait face, par-delà l’impression de fixité. Car ces dix corps à l’équilibre précaire sont bel et bien vivants. Leurs regards, leurs tensions ou les fluides qui s’en échappent – salive, sueur – s’en font témoins, d’autant que l’image se métamorphose à une allure toujours plus grande. Le moindre geste se confond désormais aux autres, tandis que le support tourne sur lui-même de plus en plus vite, bientôt accompagné des souffles et des cris qui poussent la performance vers son grand capharnaüm cathartique final.
Partant d’une image très polie qu’elle se plaît à dégrader jusqu’à l’extrême – faisant par ailleurs peu de cas de la présence des spectateurs ou de leur consentement à prendre part à la chose –, Faye Driscoll développe une forme radicale qui donne tout sens à son titre. Weathering (érosion) se lit comme une métaphore de ce qui se flétrit sous nos yeux, où refuser de voir revient à subir. Toujours est-il que, si la pièce est de celles qui divisent, la force, la résistance et la précision des interprètes imposent le respect.
Festival de Marseille
Du 12 juin au 6 juillet 2025
Chroniques
Création 2025 Théâtre National de Nice
Conception et mise en scène : Gabriela Carrizo / En co-réalisation avec : Raphaëlle Latini / Création et interprétation : Simon Bus, Seungwoo Park, Charlie Skuy, Boston Gallacher, Balder Hansen / Assistance artistique : Helena Casas / Composition sonore : Raphaëlle Latini / Scénographie : Amber Vandenhoeck / Assistante scénographie : Edith Vandenhoeck / Lumière : Bram Geldhof / Son : Raphaëlle Latini / Costumes : Jana Roos, Yi-Chun Liu, Boston Gallacher / Conseil artistique : Eurudike de Beul, Horacio Camerlingo / Création technique : Filip Timmerman / Assistant technique : Clément Michaux, Peter Brughmans / Ingénieur du son : Jo Heijens / Coordination technique : Gilles Roosen / Peinture en arrière plan : Seungwoo Park / Collaboration spéciale : Lolo y Sosaku
27 et 28 septembre 2025 à l’Aperto Festival Reggio Emilia (IT)
2 et 4 octobre 2025 à TorinoDanza (IT)
8 et 9 octobre 2025 à la Triennale Milano (IT)
13 et 14 octobre 2025 à Dialog Festival Wroclaw (PL)
14 au 16 novembre 2025 à Anthéa Antibes (FR)
20 et 21 novembre 2025 au Théâtre des Salins Martigues (FR)
27 au 29 novembre 2025 au Théâtre Liberté,Toulon (FR)
5 et 6 décembre 2025 au Carré Leon Gaumont Sainte-Maxime (FR)
9 au 19 décembre 2025 au KVS Bruxelles (BE)
23 et 24 janvier 2026 au Tanz Köln (DE)
4 au 6 mars 2026 à l’Aula Magna Le Vilar, Louvain-la-Neuve (BE)
20 et 21 mars 2026 au Teatro Central Sevilla (ES)
28 et 29 mars 2026 – Emilia Romagna Teatro Cesena (IT)
02 au 08 avril 2026 à La Villette Paris (FR)
28 au 30 avril 2026 aux Théâtres de la ville de Luxembourg (LU)
4 au 14 juin 2026 au Teatre Nacional de Catalunya Barcelona (ES)
Weathering
Création 2023
Conception, chorégraphie et direction – Faye Driscoll / avec James Barrett, Kara Brody, Amy Gernux, David Guzman, Maya LaLiberté, Mykel Marai Nairne, Jennifer Nugent, Cory Seals, Carlo Antonio Villanueva, Jo Warren / Scénographie de Jake Margolin et Nick Vaughan / Conception des éclairages d’Amanda K. Ringger / Direction sonore et musicale de Sophia Brous / Son en direct et conception sonore de Ryan Gamblin / Composition, enregistrements de terrain, conception sonore de Guillaume Soula / Conception des costumes – Karen Boyer / Dramaturgie et conception olfactive de Dages Juvelier Keates / Assistance chorégraphique – Amy Gernux / Coordination de l’intimité – Yehuda Duenyas / Directrice technique et des éclairages – Connor Sale / Gestion de la scène et des accessoires – Emily Vizina
27 au 29 juin 2025 à l’Epidaurus Festival, Athènes (GR)
4 au 6 juillet 2025 au Julidans Amsterdam (NL)
13 au 17 août 2025 au Jacob’s Pillow Dance Festival, Becket, MA (USA)
4 au 6 septembre 2025 au Philadelphia Fringe Festival, PA (USA)
12 au 15 novembre 2025 au CentQuatre – Festival d’Automne, Paris (FR)