Nazanin Pouyandeh : « Ce qui m’intéresse, c’est ce que l’histoire, la société, l’extérieur… font à l’âme, à notre inconscient »

Nazanin Pouyandeh est certainement l’une des peintres les plus talentueuses de sa génération. Née à Téhéran de parents intellectuels opposants au régime, l’artiste est toujours parvenue à exprimer son goût pour l’art et la liberté, ses deux piliers fondateurs. La vie, la mort, la douceur, la violence, le désir, la guerre... Nazanin Pouyandeh s’approprie la condition humaine pour la sublimer dans des toiles qui sont à la fois le miroir de la société et de l’inconscient, dans un esthétisme proche de celui du rêve. Si beaucoup la considèrent engagée, l’artiste nous dit qu’elle n’est pas que ça : « Est-ce qu’on peut dire que je suis une féministe ou une combattante ? Oui, il y a ça, mais il n’y a pas que ça, je suis plus complexe ». Rencontre avec une artiste dont l’engagement est avant tout artistique.

Thibault Loucheux-Legendre
Thibault Loucheux-Legendre  - Rédacteur en chef / Critique d'art
13 mn de lecture

Comment devient-on peintre quand on a grandi en Iran ?

D’aussi loin que je m’en souviens, j’ai toujours peint. Je viens d’une famille d’intellectuels, mes parents étaient des opposants au régime. En tant que petite fille, je pense qu’inconsciemment ils pensaient que faire de l’art était le seul moyen d’être un peu libre, même si nous n’avions pas beaucoup d’argent et que c’était des conditions compliquées… Quand j’étais toute petite, mon père était plus ou moins clandestin. Malgré ça, il y avait toujours de quoi faire de l’art. Ma mère était aussi une grande passionnée. Donc j’ai commencé à peindre toute petite. Il faut savoir qu’en Iran, l’école est une école religieuse. On parle le persan, on ne parle pas l’arabe, mais il y avait quatre heures d’arabe obligatoire par semaine pour comprendre le Coran. Il y a aussi quatre heures de Coran et quatre heures d’Islam. Donc c’est très lourd. Dans n’importe quelle école c’est comme ça, même si on fait une école d’art comme je voulais faire. Quand j’avais onze ans, il n’y avait pas d’école d’arts plastiques au collège, donc de onze ans à dix-huit ans j’ai fait une école de musique. J’ai fait du violon, donc l’art m’a toujours accompagnée. Ensuite, mon père a été assassiné en 1998. Il était opposant au régime, traducteur de la langue française et il y a eu beaucoup d’assassinats d’intellectuels en Iran… Comme il était traducteur de la langue française, l’État Français m’a accordé une bourse pour pouvoir quitter l’Iran et une bourse d’apprentissage du français pendant un an. La condition pour que la bourse soit reconduite était que je sois acceptée dans une grande école. Alors j’ai tenté le conservatoire que j’ai raté et j’ai essayé l’école des Beaux-Arts et j’ai été prise. J’ai jamais regretté. Pour moi, la musique classique c’était secondaire, c’était presque par manque de choix. Là où je me sens le plus libre, c’est avec la peinture. Donc j’ai fait les Beaux-Arts de Paris et l’art est devenu ma vie, ma survie, c’est grâce à l’art que je suis devenue la personne que je suis et que je suis parvenue à faire le deuil de mon père.

Vous nous avez dit que vous avez choisi la peinture dans une période qui n’était pas forcément la plus évidente pour cette pratique. Comment avez-vous vécu cette période ?

Je venais d’un autre pays, donc aux Beaux-Arts de Paris je ressentais cette résistance… Mais la peinture a toujours existé. Même si on est « une minorité », on est déjà beaucoup. Ça m’a dérangé, mais ça m’a jamais empêché de continuer. Même si on parle aujourd’hui du retour de la peinture, je fais quand même un art qui reste un peu à part. Ce grand retour à la peinture, ça n’a pas changé grand-chose dans ma carrière. Je ne fais pas une peinture consensuelle. Il y a des prises de position très fortes, que ce soit esthétiquement ou dans les sujets. Bien sûr, ce n’était pas une ambiance très favorisante, mais j’avais tellement besoin de le faire, j’avais tellement la passion de le faire que je faisais malgré tout.

On abordera les différents thèmes présents dans vos tableaux tout à l’heure… J’aurais aimé aborder avant cela l’importance de l’histoire de la peinture dans votre travail. Votre travail est très contemporain, mais on peut ressentir l’influence des maîtres ou des périodes, notamment de la Renaissance.

A une époque, quand je suis sorti des Beaux Arts et que ma peinture est devenue plus personnelle, plus individuelle, j’ai commencé à m’intéresser à la Renaissance. Les paysages de la Renaissance notamment parce que c’était des paysages inventés, qui avaient l’air réels mais complètement oniriques. Donc je me suis complètement inspirée de Bellini, Mantegna, Piero della Francesca… et des Flamands aussi comme Patinier, Dürer, Altdorfer… Jérôme Bosch bien sûr… Et après, je me suis beaucoup intéressée à des peintres qui ne m’intéressaient pas trop quand j’étais plus jeune, je pense à Bonnard, Gauguin, Matisse, avec la couleur, l’hésitation de la couleur… Disons que ce sont les grosses références de ma peinture, la Renaissance italienne et flamande et après les quelques peintres du XXe siècle que je viens de nommer.

Nazanin Pouyandeh devant sa fresque réalisée à la Fondation GGL – Photo : Thibault Loucheux-Legendre / Snobinart

Comment décririez-vous votre pratique ? Quelles sont les étapes de votre processus de création ?

J’ai comme une scène qui m’arrive, une vision. J’ai envie de peindre une scène, je me pose pas vraiment la question. Pour peindre cette scène, j’ai besoin de vrais sujets, de vrais modèles, donc je demande à des gens que je connais de venir poser. Ce sont des moments très importants, des moments de partage humain parce que l’humain est tout simplement le centre de mon travail, ça ne parle que de ça. Après, je prends en photo les modèles dans des poses très précises. La pose est une chose très importante pour moi, le geste aussi. Tout doit être très précis. Qu’est-ce que fait le personnage ? Ça c’est toujours très défini. Ensuite, j’ai mes photos et je commence à dessiner le ou les personnages à main levée. Le décor est fait après. Je dessine les contours du personnage à main levée et ça se modifie beaucoup. Pourquoi je n’utilise pas les systèmes de reproduction classiques comme la projection ou le système aux carreaux ? Parce que j’aime bien qu’il y ait une ressemblance au réel, mais je n’aime pas que ce soit photoréaliste. Toutes les déformations qui peuvent apparaître, j’aime bien, ça fait partie de mon langage. Je préserve ça, je tiens à ça.

C’est intéressant, vous dites travailler autour de l’humain, quand on pense à l’humain on pense aussi à la société, comment l’humain s’organise pour vivre… Pourtant il existe une grande autonomie de l’art en lui-même dans vos peintures. Cela dégage une grande force onirique.

Bien sûr mon travail est le miroir de la société… Mais, je considère qu’il y a déjà la photo pour représenter ce qu’il se passe de façon réelle et ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est ce que l’histoire, la société, l’extérieur… font à l’âme, à notre inconscient. Comment l’être humain gère tout ça ? Comment il gère ses instincts ? Comment il gère les éléments de l’extérieur comme la guerre… C’est l’intérieur et l’inconscient de l’homme qui m’intéressent plus que les événements concrets, tels quels de l’extérieur. Je ne vais jamais peindre une scène de guerre vraiment telle quelle. Même quand je peins des ruines, comme la grande toile qui était au Mo.Co, on ne sait pas trop, on ne peut pas vraiment la situer. C’est pour ça que je dis que ça ressemble vraiment à des images de rêve, parce que dans le rêve aussi ça vient de l’extérieur, mais ça se mélange à ce que l’âme veut exprimer ou à ce que l’âme ressent.

La place de la femme est très importante dans vos tableaux, qu’est-ce qu’elle représente ?

Je peins très souvent des femmes parce que j’en suis une, c’est mon vécu. C’est une manière de parler avec un peu de distance de moi-même, de ma vie, de comment je ressens les choses, de mes émotions, de mes affects… On peut considérer que c’est une peinture militante, mais je ne veux pas réduire ma peinture à du militantisme, à de la politique ou à de la propagande… L’art est plus fort que ça, plus complexe que ça. Même ma personne est plus complexe que ça. Est-ce qu’on peut dire que je suis une féministe ou une combattante ? Oui, il y a ça, mais il n’y a pas que ça, je suis plus complexe.

Et la place de l’homme ?

Mais je peins aussi les hommes oui ! (sourire)

Justement, on vous pose souvent la question sur la place des femmes dans votre travail, mais rarement sur celle des hommes.

Je parle des hommes aussi, c’est l’être humain qui m’intéresse. Comme je suis une femme il y a plus cette vision de femme, c’est plus ma vision du monde et dans cette vision il y a aussi bien sûr les hommes. Ils sont là et accompagnent les scènes de la même manière.

Nazanin Pouyandeh – Photo : Thibault Loucheux-Legendre / Snobinart

Nous nous voyons à Montpellier, une ville dans laquelle vous avez déjà exposé, notamment l’année dernière à l’occasion de l’exposition Immortellequi réunissait au Mo.Co et à la Panacée la jeune peinture figurative contemporaine. Vous faites également partie des artistes qui exposent dans la galerie Samira Cambie. Qu’est-ce qu’elle représente, cette ville, pour vous et quelle est sa place dans le paysage artistique contemporain aujourd’hui ?

Depuis quelques années j’ai vraiment un lien très fort avec Montpellier. J’ai vraiment beaucoup d’amis artistes ici. Mon lien avec cette ville est devenu de plus en plus fort aussi grâce à mon ami Numa Hambursin. C’est une ville qui a un lien très fort avec l’art et en particulier la peinture. C’est la ville de province que je visite le plus. C’est important et ce serait bien qu’il y ait d’autres villes qui aient ce même rapport à l’art que Montpellier.

Vos œuvres sont présentes à la Fondation GGL avec Désobéissantes. Est-ce que vous pouvez-nous parler de cette exposition ?

Fin 2022 on m’a proposé cette exposition. Je connaissais l’hôtel, la fondation, l’histoire de ce lieu… C’est un lieu assez intimiste, ce n’est pas très grand, il y a les voûtes… mais finalement, malgré sa taille, on a réussi à faire une belle expo qui donne une vision de mon travail dans son ensemble. Je voulais faire quelque chose de particulier pour cette exposition, donc j’ai réalisé un grand dessin, la grande pharaonne inspirée de mon dernier voyage en Égypte. Il y a dix- huit toiles, la plupart viennent des dernières années. Mais il y a aussi quelques toiles de 2013. J’ai un travail très détaillé, qui prend du temps, qui est assez lent, ce qui fait qu’il n’y a pas vraiment de rupture de style. Ça représente dix ans de travail mais ça reste quand même assez homogène.

Quelle sera votre prochaine exposition ?

On a une exposition avec dix-neuf peintres français en Serbie, dans le Musée de Belgrade. Il y a Leopold Rabus, Simon Pasieka, Katia Bourdarel, Raphaëlle Ricol, Damien Cadio, Laurent Proux, Stéphane Pencréac’h, Axel Palhavi et Florence Obrecht… C’est une exposition qui est organisée par Marko Velk.

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Par Thibault Loucheux-Legendre Rédacteur en chef / Critique d'art
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Après avoir étudié l'histoire et le cinéma, Thibault Loucheux-Legendre a travaillé au sein de différentes rédactions avant de lancer Snobinart et de se spécialiser dans la critique d'art contemporain. Il est également l'auteur de plusieurs romans. 06 71 06 16 43 / thibault.loucheux@snobinart.fr
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