Johan Creten : « J’aime l’idée que je joue avec le feu »

Durant ces dernières décennies, Johan Creten a voyagé à travers le globe, toujours à la poursuite de solutions pour entretenir sa vocation. Il a vu sur les différents continents la complexité du monde qui surgit souvent derrière la beauté de ses sculptures. Dans son sourire comme dans ses œuvres, on sent à la fois la gravité humaine mais également l’amusement de celui qui aime jouer... avec le feu !

Thibault Loucheux-Legendre
Thibault Loucheux-Legendre  - Rédacteur en chef / Critique d'art
22 mn de lecture

Le « costume rouge », la beauté, la céramique… Johan Creten aime aller à contre-courant. Il aime jouer avec le feu. Dès sa plus tendre jeunesse belge, il n’aime pas taper dans un ballon, ne rêve pas d’avoir un scooter… Pour lui, le rêve, c’est l’art dans son sens le plus large. Il s’évade en écoutant de la musique classique, s’instruit par la lecture, survit par ses créations… Étudiant aux Beaux-Arts, il prend une nouvelle fois tout le monde à contre-pied en pratiquant la céramique, véritable « tabou » dans le monde l’art à l’époque… C’est cela le pouvoir artistique de Johan Creten : s’approprier ces tabous pour les sublimer par ses créations et ainsi les faire renaître. Depuis, Johan Creten fait partie des artistes les plus importants de sa génération.

L’art n’a pas toujours été synonyme de joie et de facilité pour vous, notamment quand vous étiez jeune. Vos goûts artistiques reflétaient une différence par rapport aux autres. Pouvez-vous nous parler de cette jeunesse et de sa confrontation avec l’art ?

Johan Creten : Je suis Flamand Belge. Mes parents aimaient l’art, ma mère donnait des cours d’histoire et nous vivions en province, à Hoegaarden, pas très loin de Bruxelles. Ce qui est beau c’est qu’en Belgique toutes les villes sont remplies d’art… dans les églises, dans les rues, dans les parcs… la Flandre est très riche au niveau culturel. Mon père aimait les livres… et moi je sentais très jeune que le foot et les bicyclettes ne m’intéressaient pas. J’écoutais de la musique classique ; le concours Reine Elisabeth un moment magnifique dans la calandrier de l’année ; je passais mon temps dans les bibliothèques, j’aimais dessiner et peindre. À l’école j’avais beaucoup de difficultés parce que je me faisais tabasser, jusqu’au jour où j’ai fait un petit objet. Quand un garçon a voulu me tabasser, j’ai sorti le petit objet et je lui ai dit : « si tu me touches, cet objet cette nuit, il va venir t’embêter dans tes rêves ». Comme par miracle, ça m’a transformé en artiste de la bande. L’art était une manière de survivre. Vous me voyez aujourd’hui, je suis en costume rouge… et bien quand j’avais onze ans, j’étais déjà en « costume rouge ». Je racontais mes histoires, je faisais mes dessins, mes objets… C’est ça qui faisait que je pouvais survivre dans le groupe et exprimer ce que j’avais en moi.

Vous avez beaucoup voyagé durant votre carrière…

Johan Creten : Quand j’ai commencé, j’étais peintre et à un moment donné, j’ai découvert la céramique. Il faut savoir que la céramique dans le monde de l’art des années 1980 c’était tabou. C’était considéré comme un truc pour les femmes ou pour les gens qui le faisaient comme un hobby. Aujourd’hui, on ne peut pas rentrer dans une galerie d’art contemporain sans voir de la céramique. Mais à l’époque c’était vraiment tabou en Belgique. Donc j’ai décidé qu’il fallait aller là où on pouvait comprendre ce que j’essayais de faire avec cette matière ; qui n’a rien à voir avec les arts appliqués ou ce qui est beaucoup plus politique quand on la regarde deux fois. Grâce à ce travail-là, j’ai eu la possibilité d’aller à Sète avec Noëlle Tissier quand elle avait La Villa Saint-Clair, une résidence d’artistes. Ça m’a amené à être invité à la Villa Arson à Nice, qui était à l’époque un des hauts lieux de l’art conceptuel mondial. Noëlle Tissier amenait Yan Pei- Ming, Jean-Michel Othoniel, Hans Ulrich Obrist, qui est maintenant le curateur le plus connu au monde… il dormait par terre à la Villa Saint-Clair. Durant ces voyages, je n’avais ni atelier, ni maison, ni boulot, ni voiture, ni plan de retraite… J’avais juste une valise et je voyageais d’une possibilité à une autre. Ce qui m’a amené à Miami pour les préparations de trois années de mon exposition au Bass Museum, au Mexique pour un séjour dans le désert du nord du pays, à Rome à la Villa Medicis et plein d’autres endroits… Si vous regardez mon parcours durant vingt-cinq ans, je voyageais d’un endroit à un autre, je faisais le travail que je voulais faire, aussi en marge et aussi incompris qu’il soit. Mais j’ai eu la chance que des marchands et des collectionneurs s’intéressent à mon travail, comme Robert Miller, qui à l’époque montrait Mappelthorpe, Joan Mitchell, Alice Neel, Lucian Freud… Il les avait dans la galerie. C’était des femmes, des homosexuels et des gens un peu à la marge. Aujourd’hui malheureusement la plupart sont décédés, moi je tiens encore un peu debout (rire), mais ils ont changé les choses, pas seulement l’histoire de l’art mais aussi les préjugés. Ce que les gens ne comprennent pas, c’est que des personnes comme Joan Mitchell ou même Louise Bourgeois, c’étaient des femmes, donc elles étaient mises au deuxième rang et avaient des grandes difficultés pour être acceptées. Moi, avec mes « costumes rouges et ma céramique », on était loin des machos en costumes noirs qu’on voit toujours en vernissage à Paris. Aujourd’hui il y a une plus grande liberté par rapport à tout ça. Mes marchands comme Emmanuel Perrotin et Almine Rech sont beaucoup plus ouverts à un panorama vaste du monde de l’art.

The Herring de Johan Creten © Creten Studio et Renee Grimmelprez

Comment s’est passée votre rencontre avec la céramique ?

Johan Creten : J’étais dans une école d’art à Gand. L’école était remplie de jeunes peintres, moi compris. L’école était tellement pleine que j’étais obligé de peindre dans un couloir. Et un jour j’ai vu qu’en bas il y avait un espace avec deux vieilles dames. Je suis rentré et j’ai vu que c’était l’atelier de céramique. J’ai touché la terre et je me suis dit qu’il y avait « une révolution » à faire. J’ai surtout compris qu’il y avait autre chose à créer que ce qui se faisait à l’époque. Dans mon exposition chez Perrotin Matignon qui vient de se finir, How to explain the sculptures to an influencer ? (Comment expliquer les sculptures à un influenceur ?), on voyait aussi des objets et performances que je faisais dans le métro de Paris en 1986/1987. C’était une utilisation de la céramique beaucoup plus proche de la performance. C’était plus politique. Mais la rencontre a été simple, immédiate. Je me suis dit que c’était sale, humide, la transformation avec le feu, jouer avec le feu… C’est très symbolique. Mais je peux faire autre chose, je peux parler de politique, je peux parler de social, je peux faire des sculptures activistes…

Pourtant vous n’aimez pas la céramique…

Johan Creten : Je la déteste !

Pourquoi vous la détestez ?

Johan Creten : (Sourire) Ce que je déteste, c’est que les journalistes s’intéressent toujours à la terre que j’utilise, quel type de four, quel type d’émail… Je m’en tape !Ce que j’aime c’est l’idée que je joue avec le feu. L’émail donne une vraie peau à la sculpture, comme le trempage de plâtre liquide chez Rodin ou la cire chez Medardo Rosso… ma pratique est très liée à la peinture. Que la fin de la sculpture se fasse à l’extérieur de mes mains… Je peux faire des œuvres conceptuelles en terre. Les plus récentes, très abstraite, dans l’expo de La Garenne Lemot sont faites par « mains interposées »… Mais je me fous du type de four, du type de terre, du type de cuisson, ce n’est que de la cuisine… J’apprécie énormément les céramistes… mais je ne suis pas un céramiste. J’apprécie les artisans… mais je ne suis pas un artisan. J’utilise cette matière dans le monde de l’art, hors ghetto. C’est un peu comme si on faisait que des expos de peinture à l’huile et on vous met dans un ghetto, parce que vous faites une œuvre avec de la peinture à l’huile. Un peu comme ce qu’ils ont fait avec la photo, il y a un ghetto photo… C’est l’œuvre qui doit décider de là où vous vous trouvez. Je me suis battu durant toutes ces années pour être hors ghetto, parce que je pense que cette terre doit être dans le monde de l’art. Ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle précurseur dans cette histoire de décloisonnement. Il y avait même un élément financier non négligeable. Parce que quand vous êtes dans un monde, celui de la terre, vous ne valez rien. Dès que vous changez de monde… Quand Picasso touche à une céramique, elle est appréciée différemment, elle est dans un autremonde. Financièrement aussi.

Vous travaillez le bronze aussi…

Johan Creten : Oui, le bronze c’est pareil. Dans le monde de l’art contemporain, le bronze était tabou parce que cette matière représente la bourgeoisie, l’argent, le monument, l’intemporel… Autant d’éléments que le milieu de l’art contemporain n’aime pas. L’art contemporain est souvent de gauche, moi je suis apolitique. Je suis plutôt un observateur du monde. Mais je sais qu’il y a des tabous. La terre on l’aime pas parce qu’elle est prolo, moi je travaillais la terre parce qu’elle était prolo. Elle n’est touchée que par le plus humble, celui qui travaille dans les champs, le monsieur qui creuse les tombes, le potier… Dans l’art, on déteste la céramique parce qu’elle représente la pauvreté… On n’a pas le même regard sur la porcelaine, parce qu’elle est blanche, elle n’est pas brune. La terre, elle est partout, c’est les briques, c’est les tuiles… En plus, on la touche avec ses mains. Celui qui touche avec ses mains est suspect. C’est un travailleur. J’aimais aussi l’idée de travailler la terre avec la tête. Pour moi c’était vraiment l’idée de transformer la boue en or. C’est l’artiste qui transforme la boue en or. Le bronze c’était l’inverse, c’était le capital. Le grand Capital, avec un grand C. La production s’élève souvent à plusieurs centaines de milliers d’euros avec quarante-cinq personnes qui travaillent sur une grande sculpture. Comme par exemple La Grande Colonne exposée au domaine de La Garenne Lemot. Donc ça représente deux tabous que le monde de l’art n’aime pas. Parce que le monde de l’art n’aime pas qu’on parle d’argent, sauf pour les prix records… Donc dans ces choix de matériaux, il y a aussi des choix politiques.

Vous avez l’air d’apprécier prendre à contre-pied le monde de l’art. Je pense aussi à votre rapport à la beauté. Vous le revendiquez et vous dites que « la beauté est un lubrifiant »…

Johan Creten : Longtemps dans le monde de l’art contemporain, la beauté était taboue. Aujourd’hui on est dans un temps que je pense très rétrograde parce qu’il y a beaucoup de peinture figurative. On n’a qu’à regarder la Biennale de Venise… Cette peinture figurative peut être très bien, mais elle ressemble à une peinture entre-deux-guerres. Mais nous sommes sur un autre sujet… La beauté pour les conceptuels et pour le monde de l’art était suspecte. Parce que si on parle de beauté, on touche au séduisant et donc aux « concessions ». Quand quelque chose est beau et décoratif, il est considéré comme décadent, comme pas sérieux. C’est pour ça que, pendant des années, les gens dans le milieu de l’art ne portaient que du noir. Quand on porte du noir, on est sérieux. Quand on porte de la couleur, on est suspect, feminin, queer, frivole… Quand on montre la couleur, on est suspect. La beauté, c’était ça aussi, quand on est trop séduisant, on est suspect pour le monde de l’art. Mais pour le public, la beauté c’est ce qui attire le plus. Donc je l’ai utilisée à contresens, parce que je fais souvent des œuvres très belles, comme la serie des Odore di Femmina par exemple, mais qui parlent de choses complexes quand on les regarde de plus près… Ça peut être la sexualité, les tabous, ça peut être le racisme… Sauf que souvent les gens ne le voient pas, parce qu’ils voient d’abord la beauté. Ce n’est qu’après qu’ils se rendent compte que sous la beauté on aborde des sujets durs. J’adore le beau tout simplement.

Johan Creten © Thibault Loucheux-Legendre – Snobinart

Vous avez un été très riche avec de nombreuses expositions, dont une immense dans tout le centre historique d’Orléans…

Johan Creten : L’exposition du Musée des Beaux-Arts d’Orléans a été réalisée avec la conservatrice Olivia Voisin. On a installé onze sculptures en bronze dans la ville d’Orléans, dont une grande chauve-souris devant la Cathédrale. C’est une vraie rencontre avec « tout le monde », avec « les gens ». C’est un vrai parti pris d’amener les œuvres dehors, comme dans mes performances des années 80. On a fait aussi le lien inverse avec le musée, parce que pour la première fois j’expose soixante-quinze dessins qui montrent les différentes façons avec lesquelles j’utilise le dessin, ainsi qu’une trentaine d’œuvres en bronze et en céramique dans les collections qui sont en dialogue avec le Velasquez, le Zurbaran… comme je l’avais déjà fait dans l’exposition au Louvre en dialogue avec Bernard Palissy…. C’est aussi l’idée d’amener les gens qui sont en ville dans les musées. À La Garenne Lemot, qui est un domaine historique absolument sublime, une grande création utopique, il y a quatre- vingts œuvres sous un titre complexe : Les Fabriques, ou la Rage des Utopies. En même temps, je fais partie de Beaufort, une triennale sur la côte belge, où il y a une sculpture The Herring de cinq mètres de haut installée de façon permanente sur le bord de la mer. Je fais partie d’une exposition à New York chez Tiffany’s avec la collection privée de Peter Marino, qui est un grand architecte et qui m’a commandé une œuvre en bronze pour le bijoutier. Et le 1er juin j’ouvre une exposition chez Perrotin à New York, Strangers Welcome, un clien d’œil subversif à la Biennale de Venise, qui regroupe en partie les œuvres que j’avais montrées à l’Abbaye de Beaulieu l’été dernier. Le tout avec la publication de deux nouveaux livres. Après, en fin d’année, il y aura une exposition à Londres chez Almine Rech. C’est un programme extrêmement dense…

Nous nous voyons à Sète, qu’est-ce que cette ville représente pour vous ?

Johan Creten : Elle représente une rencontre avec Noëlle Tissier il y a une trentaine d’années où quelques-uns des artistes les plus importants du monde sont venus à Sète… C’est une ville qui a su garder son âme, il n’y a pas des palmiers partout comme à Monaco (sourire). C’est une ville encore vivante. J’adore le marché, j’adore le port, j’adore comment on y mange, j’adore sa violence parce qu’il y a encore toutes ces différences qui se touchent. Je passe une partie de mon temps ici depuis trente ans maintenant, j’y ai un atelier où je réalise des petites sculptures, des dessins. Ça représente pour moi desmoments de repos, où je peux réfléchir à mon travail. C’est pourquoi je suis très investi dans ce projet de sculpture pour Sète qui est très ambitieux et qui ne verra peut-être jamais le jour. Il y a des envies des organisateurs et du maire d’avoir une œuvre ambitieuse à Sète. Donc je me suis lancé dans ce projet. J’y mets toute mon énergie parce que j’aime cette région et ce serait un honneur d’avoir une œuvre ici. L’histoire de Sète avec Gustave Le Gray, Soulages, Combas… C’est quand même une histoire très riche. Le millefeuille de l’art est présent. C’est toutes ces couches mais sans hiérarchie… Cette idée qu’il y a tous ces différents mondes de l’art qui se rencontrent, de l’art brut à l’art conceptuel, du Crac au Miam… C’est une ville très riche. Sur un territoire où il y a Nîmes, Arles, Montpellier… Depuis Noëlle Tissier, Sète a son nom sur la carte culturelle et il faut que ça continue et il faut être à la hauteur et faire des vrais projets qui sont à la hauteur des ambitions. C’est le pari !

Certaines de vos œuvres sont présentées en extérieur. Qu’est-ce que cela change pour vous ?

Johan Creten : En vérité, il y en a très peu qui sont présentes en extérieur. Je fais très peu de commandes publiques. Je n’aime pas le processus de la commande. La plupart de mes œuvres sont chez des privés et dans les musées. Quand ce sont des œuvres permanentes en extérieur, je fais tout pour en faire des vraies œuvres, des marqueurs, des points de repère, des choses qui permettent aux gens de s’identifier… Comme la chauve-souris De Vleermuis qui est dans le nord de la Hollande à Bolsward Friesland, qui a transformé la place ou la grande chouette Le Grand Vivisecteur qui est devant une Cathédrale à Mechelen en Belgique, le grand aigle devant le musée Red Star Line à Anvers… C’est à chaque fois des marqueurs dans le paysage et dans la mémoire collective. Quand on fait des œuvres qui « changent » les environs, souvent elles ont besoin de temps pour être acceptées. Ce qui est très intéressant en ce moment à Orléans, c’est que devant la cathédrale, il y a une grande chauve-souris. C’est pas évident dans une ville aussi classique qu’Orléans que de mettre des sculptures radicalement contemporaines. Donc, en tant qu’artiste, il faut être très humble. Ce qu’il faut mettre dans l’espace, il faut que ce soit fort, généreux et surtout juste.

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Par Thibault Loucheux-Legendre Rédacteur en chef / Critique d'art
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Après avoir étudié l'histoire et le cinéma, Thibault Loucheux-Legendre a travaillé au sein de différentes rédactions avant de lancer Snobinart et de se spécialiser dans la critique d'art contemporain. Il est également l'auteur de plusieurs romans. 06 71 06 16 43 / thibault.loucheux@snobinart.fr
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