Comment vous présenteriez-vous à nos lecteurs ?
J’ai fait des études de musique et de musicologie, puis j’ai loupé le conservatoire. J’ai fait des études de lettres classiques à la Sorbonne, avant d’aller en lettres modernes. Après je suis passé en linguistique, puis en philo… J’ai fait tout mon cursus à la Sorbonne et j’y ai également passé ma thèse en philosophie du langage. Quand j’ai fini tout ça, entre l’agrégation et la thèse, c’était un peu un moment de panique générale, parce que ça faisait quand même un certain nombre d’années que j’étais à la fac… Je me suis rapprochée d’amis qui étaient aux Beaux Arts de Paris. Et puis c’est à partir de là que j’ai commencée à faire des expositions, mes premiers trucs de curating et puis premières formes éditoriales jusqu’à créer une petite maison d’édition qui existe encore aujourd’hui qui s’appelle les Editions Mixtes et qui publie des textes de litérature éxpérimentale et puis, j’aime pas ce terme, mais de manière général science humaine c’est-à-dire philo, antropo… Après il y a eu un déclenchement, avant ma thèse il y a eu la grande question de savoir ce que l’on fait, quand on fait de la philo. Il y a vingt ans, il n’y avait aucun poste de philo en- dehors de la fac. Autant croire au bon Dieu, je n’avais quasiment aucune chance. Beaucoup de mes amis m’ont dit de candidater dans les écoles d’arts, je me suis fait recaler un certains nombre de fois. En 2005, il y a eu une première réponse positive, j’ai eu un poste à l’école des Beaux-Arts de Bordeaux. J’ai remplacé un type, qui a été pour moi un personnage hyper important, Emmanuel Hocquard, qui est mort en 2019. C’était un poète qui, à mon sens, est un des plus importants. À l’époque j’avais une activité qui était à la fois de la philo, de la littérature et de l’art. C’est le premier moment où j’ai commencé à mixer ces petites affaires.
C’est à ce moment-là que vous avez amorcé vos travaux autour de l’art et de la gastronomie ?
Pas encore ! Là, c’était un travail sur les relations entre art et théorie. C’était le moment où tout s’est mis en place en France sur ce qu’on appelait – le terme est vilain mais – le « processus de Bologne ». C’est-à-dire qu’il fallait donner aux gens qui avaient passé un bac +5 le grade de master. Dans les écoles d’art ce n’était pas le cas, ça s’est mis en place en 2012. On m’a fait comprendre qu’il fallait absolument des docteurs en écoles d’art, donc je me suis précipité pour passer mon doctorat. Puis il y a eu un déclenchement en 2008. J’avais co- organisé avec mes collègues de l’école des Beaux-Arts de Bordeaux un gros workshop. On avait invité une grande star, qui est aujourd’hui décédée : Dan Graham (Daniel Harris Graham, ndlr), l’artiste conceptuel américain. On avait également invité un autre artiste américain que j’aime beaucoup, qui s’appelle Ben Kinmont et qui travaille sur des questions de « sculpture sociale » et « sculpture performative ». Il est également antiquaire de livres anciens, spécialiste de la gastronomie. C’est avec ça qu’il gagne sa vie depuis plus de trente ans et il appelle ça « la troisième sculpture ». Avec les étudiants et l’école nous avions organisé un banquet, c’est le premier que j’ai réalisé. Ben et Dan ont porté un toast en disant que ceci pourrait être une œuvre d’art si on accepte de le recevoir comme tel. L’année d’après, on a fait une exposition à Beaubourg qui s’appelait On Becoming Something Else et qui célébrait sept artistes qui avaient décidé d’arrêter d’être artistes. Ma pratique des banquets a commencé comme ça. Je n’ai jamais décidé de faire des banquets, je n’ai jamais décidé d’être artiste, mais tant que l’on continue à m’en commander, je poursuis cette pratique. J’en suis à mon 48e. Tant que je ne dis pas non, je continue par la force des choses d’être artiste.
Comment se déroulent les banquets ?
C’est toujours de la même manière. C’est une table unique, un système à la française en ambigu, c’est-à-dire que toute la nourriture est
posée sur la table. Les seules contraintes, ce sont celles que vont m’imposer les commanditaires. Souvent ce sont des contraintes techniques et financières. Les personnes arrivent, une édition leur est donnée et il n’y a rien de plus. Je ne veux pas de discours, je ne veux pas amener quoi que ce soit autour de ça. Les gens arrivent, le prennent comme la possibilité d’une œuvre, comme une performance ou exclusivement comme un moment de nourriture s’ils le veulent… Ce n’est pas mon problème. La question de la réception, c’est le spectateur et la spectatrice qui décident. Ce n’est pas moi. La seule chose, c’est que les banquets sont réalisés dans le cadre d’un lieu d’art, un musée, une institution, ou une collection…
Hormis le lieu, quelle est la part d’art dans la création de banquet ?
Je vais répondre de deux manières. Je vais d’abord répondre de ma position de contemporain. Faire de l’art ce n’est pas un problème de producteur mais celui du récepteur. Faire de l’art c’est une décision de spectateur, de spectatrice. Cela peut bien être de la peinture, de la photographie, de la bouffe, du macramé, de la poterie, de la broderie… ça ne change rien au fond, ce n’est pas un problème de médium, mais un problème d’intensité et donc un problème de réception. Je ne sais pas faire de photo, je ne sais pas faire de peinture, encore moins de sculpture… Le truc que je sais faire c’est cuisiner. Je créé des sortes de structures qui sont un moment d’intensité. On
la reçoit ou non, mais c’est à partir de cette intensité que quelque chose peut avoir lieu. Deuxième réponse, qui est plus conceptuelle… J’ai une grande fascination pour l’art conceptuel, c’est une de mes spécialités, je travaille encore dessus… Ce qui m’importe, c’est de considérer que si ce n’est pas un problème de réception – même si je pense que c’est fondamentalement un problème de réception –, c’est un problème d’intention. Il y a une intention qui n’est pas plastique mais qui crée un dispositif qui, à un moment, va avoir la possibilité de créer à la fois une zone d’intensité et une zone de déséquilibre par rapport à une habitude. Ce n’est pas un mariage, ce n’est pas un banquet républicain, c’est rien de tout ça… Quelque chose est donné de façon intensive avec beaucoup d’alcool et beaucoup de nourriture. Forcément, ça oblige à repenser les choses. Tout est sur la table, il n’y a pas de service, les personnes qui ont travaillé dessus mangent aussi autour de la table. Généralement, il y a une demande de participation pour ranger et faire la vaisselle… Petit à petit cette expérience conduit à autre chose. La part d’art est double. L’art n’est pas un problème de médium mais un problème de réception mais, parce que je suis issu de l’art conceptuel, je crois encore à une question d’intentionnalité.
C’est vous qui portez le tablier lors de ces banquets ?
Toujours, et j’ai reçu jusqu’à 450 personnes.
Pour vous, la gastronomie est un art à part entière ?
(Rire) Il y a deux manières de répondre… Si je répond de façon classique je répond oui car « art » veut dire « tékhnê », c’est de la technique. La cuisine c’est de la technique, donc c’est un art. Au sens académique du terme, la gastronomie n’a pas été rangée dans les « sept grands arts », une connerie qui appartient au temps ancien… Si on le pense aujourd’hui en termes de pensée contemporaine, évidement que oui ! On s’en fout, car je pense que l’art n’existe pas. Ce qui existe, c’est le processus que j’appelle « artétisation ». Si je peux dire qu’une tasse est une œuvre, alors je peux le dire pour un bœuf bourguignon. Donc oui, la nourriture peut être un art… Ce qui est problématique, c’est que le musée n’est pas compétent pour le recevoir.
Parlons de « Devenir Dimanche », votre compte Instagram. Pourquoi Instagram ? Est-ce parce que c’est un lieu de l’esthétisation et de la mise en scène de la pratique culinaire ?
Pas du tout (rire). Pour l’anecdote – rien de glorieux, mais… – quand le confinent a commencé, dans les premiers jours, j’ai passé ma vie à recevoir des coups de téléphone de potes qui me demandaient telle ou telle recette de tel plat… Ça ne m’embêtait pas, mais j’en ai eu un peu marre. Du coup, la recette je la publiais sur Instagram. Cela à commencé comme une blagounette, sauf que ça fait deux ans et demi que ça dure, cette affaire ! Tous les jours il y a un plat, et j’en suis à 1080.
La démarche a évolué depuis la « blagounette « ?
Dans la première phase de confinement, c’était pour pallier à ça. Puis je me suis vraiment posé la question si j’arrêtais ou pas. Comme ça m’amusait, j’ai continué. Ce qui est devenu moins une blague, c’est que j’en fais un inventaire de la cuisine méditerranéenne, c’est ça qui a été un basculement. J’ai commencé fin mars, début avril de l’année du confinement. Trois mois après, je le posais comme inventaire de la cuisine de la Méditerranée. Instagram, je n’ai pas choisi, en même temps c’est pratique. C’est tous les jours, format carré, c’est un outil, je peux mettre du texte, ce n’est pas très contraignant. C’est devenu un protocole.
Petite question de curiosité : la vaisselle… Elle est choisie ? Elle change ? Elle tourne? On voit dans vos photos que l’assiette est utilisée comme un support technique mais aussi comme embellissement du plat…
C’est un choix qui se fait à la fin. En revanche, en faisant ça je suis devenu un collectionneur de vaisselle. C’est ça le drame. Je chine des assiettes. Je vais m’arrêter , maintenant, mais aujourd’hui j’en ai une collection… J’ai du Moustiers, de la porcelaine… toutes sortes, tous styles et matières différentes. J’ai des pièces historiques que j’arrive à avoir pour pas cher. J’ai une porcelaine de Meissen du XVIIIe siècle, une porcelaine rarissime que j’ai eue pour presque rien.
Recueilli par Margaux Horel