« Institut Ophélie » : En finir avec l’hystérie

C’est avec une joie presque enfantine que nous retournons au Théâtre des 13 vents pour y découvrir (enfin) la dernière création de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. Avec Institut Ophélie, le duo complète une recherche entamée il y a plus d’un an sur la pièce Hamlet et sur son héritage. Salle comble et comblée pour cette deuxième semaine de représentations.

Peter Avondo  - Critique Spectacle vivant / Journaliste culture Théâtre des 13 vents
5 mn de lecture
© Jean-Louis Fernandez

Le décor s’impose de lui-même dans la profondeur du plateau. En contraste avec la chaleur du bois, des fauteuils rouges et d’une lumière de feu qui fait ressortir toute la structure technique de la scène, deux imposants murs grisâtres viennent enfermer une pièce quasi vide, immense, autour de laquelle gravite une femme qui marmonne dans son coin comme on prépare un discours. Le théâtre n’a pas encore commencé, c’est dans ce décor monté de toutes pièces qu’il va se jouer.

Elle porte encore une robe noire et lourde lorsqu’elle décide enfin de poser le pied sur le parquet monotone qui recouvre le plateau pour y jouer son rôle. Un rôle qu’on a écrit pour elle et qu’elle introduit par une didascalie, de sorte à ce que ne soit pas confondu le vrai du faux. Lumière sur le plateau. Musique. Noir dans la salle. Le postulat est posé, la mécanique du spectacle peut s’enclencher.

© Jean-Louis Fernandez

Un grand ballet millimétré s’engage. Six portes s’ouvrent et se ferment avec une précision horlogère pour laisser une certaine histoire du monde entrer dans la pièce encore vide. Personnages ou fantômes apparaissent et disparaissent, se succèdent en instaurant l’iconographie de tout un siècle. Là, des cadres sont posés au mur. Ici, des chaises viennent meubler l’espace. Partout s’opère la nécessité de combler cette antichambre d’un univers bien plus vaste.

« Ici on ne répare rien. On ne soulage personne. »

Au milieu, la jeune femme évolue comme elle l’entend. Elle se fait spectatrice de ce qui se met en branle, qu’importent les regards souvent dédaigneux qu’on lui porte. Car elle n’a pas suivi le même chemin que tous les autres. Elle n’est pas entrée par une porte pour ressortir par une autre en traçant une ligne droite. Non, elle est entrée par la seule frontière invisible qui, dans la disposition frontale retrouvée chez Garraud – Saccomano, semble symboliser la transgression, le droit d’agir autrement.


Et voilà sans doute ce qui révèle au spectateur le point essentiel de cette création. Il ne s’agit pas d’une succession de symboles, de personnalités et de discours. Institut Ophélie nous soumet plutôt la possibilité de voir les choses sous un angle différent. Tout ici est question de point de vue. On a voulu penser que le personnage d’Ophélie, dans Hamlet, était fou. Mais chez Shakespeare comme chez Saccomano, c’est peut-être son écho qui garde la plus grande lucidité quand le monde qu’il hante l’écrase, l’enferme, le tait, le tue…

Campée par la comédienne Conchita Paz, qui porte avec brio le poids de tout un siècle sur ses épaules, cette femme s’invente un monde où elle réimagine une certaine histoire des femmes, mais pas seulement. Elle prend pour armes les mots d’Olivier Saccomano, qui nous régale encore avec un texte à la frontière entre la poésie et la philosophie, ponctué d’analogies aussi cohérentes qu’insensées. Elle prend corps aussi dans l’esthétisme minutieux de Nathalie Garraud, qui propose des instants suspendus dignes des plus grands tableaux de maîtres, à l’aura parfois mystique. Et ainsi elle nous emporte, nous spectateurs au visage invisible, dans sa propre vision du monde.

© Jean-Louis Fernandez

Pourtant la lumière est terne et peine à se refléter sur les surfaces trop grises des décors qui l’absorbent. Pourtant la musique incessante s’insinue en nous du début à la fin, jusqu’à nous rendre fous. La folie, tiens, encore, et c’est chez nous qu’elle se déclare… Alors quand vient le temps d’y mettre un terme, on se débarrasse de tout. Les cadres aux murs, les chaises, la vaisselle, tout doit disparaître pour ne garder que l’essentiel.

Disparaître de notre champ de vision, en tout cas. Car on ne fait que déplacer l’histoire et la réinterpréter selon nos propres sens. Quoiqu’on en fasse, quelle que soit la manière dont on la raconte, d’autres finiront par s’en emparer et la modeler à leur image. Tout est question de point de vue.

Peter Avondo

Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse.

Partager cet article
Par Peter Avondo Critique Spectacle vivant / Journaliste culture
Suivre :
Issu du théâtre et du spectacle vivant, Peter Avondo collabore à la création du magazine Snobinart et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Il intègre en mars 2023 le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse.
Laisser un commentaire